À l'ombre
Dernière mise à jour : 23 oct. 2023
La chaleur écrasante semble voir étouffer tout ce qui osera défier ses températures démentes, dans une étreinte fatale et brûlante. En cette journée de fin d'été, le monde paraît sur le point d'être carbonisé, mélange de fournaise et de volcan déchaînés. Il n'est pas question pour les vivants de risquer le plus petit doigt de pied sur le bitume, au risque de rester, assommé par le mercure enflammé. L'heure est à la protection et la préservation de son intégrité pour chacun, sous peine d'une insolation ou d'un coup de soleil venant le sanctionner.
Sous une pierre cependant, un lézard paraît ne pas être du tout concerné, aussi peu stressé par les ondes de chaleur qui vibrent du sol que par le soleil dont les rayons aveuglent et incendient jusqu'aux parasols. Sous la voûte du minerai protecteur, le lézard regarde passe les gens et l'heure, sans le moins du monde juger que l'apocalypse est annoncée. De sa retraite minimaliste certes, il demeure cependant immobile, à part quelques mouvements de tête, en preuve qu'il n'est pas desséché et bon pour la retraite. Ce jour paraît celui dont il aurait rêvé, si on le lui avait demandé. La canicule ambiante lui chauffe la peau, de manière idéale et juste ce qu'il faut pour se sentir vivant, bien au chaud, sans craindre une hypothermie ou un accident. Le climat actuel lui évite en outre toute rencontre avec un prédateur éventuel, le sol étant par trop surchauffé pour les pattes des félins et autres animaux affamés, et il ne se présente aucun risque que l'on vienne le déranger. Somme toute, ce temps est parfait au regard de ce qu'il est, observateur silencieux et amusé de tous ces humains qui ont l'air de clamer que leur fin est arrivée, alors qu'il ne s'agit que des conséquences d'une météo certes brutale, mais estivale.
De son observatoire privilégié, le reptile se demande maintenant de quoi sera fait le reste de la journée. La contemplation lui sied sans difficulté, d'autant plus qu'il est au spectacle, à observer et se gausser de tous ces bipèdes liquéfiés, comme s'ils n'avaient pas prévu que Dame Nature n'en avait rien à carrer de leur peau fragile et de leur température à réguler. La basique montée du thermomètre a l'air de faire bouillir leur sang jusqu'à leur tête, dans une surchauffe qui ne dispose d'aucune manette pour pondérer ni pour apaiser ; alors le lézard les regarde suer et ruisseler, au moindre pas qu'ils essayent de poser, dans une tentative désespérée de ne pas finir incinérés, eux qui prônaient une adoration sans faille de cet astre du jour et qui ont soudain l'air de se consumer comme un feu de paille, comme des lampes dans un abat-jour, augmentant eux-mêmes la température autour, collection de dindes au sein d'un four.
Une envie de repas se manifeste pour le lézard qui ne se voit cependant pas courir de tous les côtés, à cet instant où chaque pierre est surchauffée. À la rigueur ira-t-il faire un petit tour prêt de la fontaine, dont les glougloutements drainent tous ceux qui passent à portée, humains, insectes, tout ce que la Terre peut porter et pour qui ces sons aquatiques sont le pinacle du bienfait. Il en devient presque facile d’attraper l'abeille ou la mouche docile, tandis qu'elle est occupée à tremper ses pattes dans l'eau à la fraîcheur inespérée. Cela l'amuse beaucoup que la canicule lui propose ainsi un buffet à volonté, sans qu'il lui soit besoin le moins du monde de s'agiter, en un parfait et généreux présent qui lui est fait. Pour une fois, il n'aura donc pas à se soucier de remplir son estomac, ce qui, dans sa condition est une opportunité de ne pas lui non plus, finir en apéritif d'un héron ou d'un rat. A ce stade, le lézard ne voit pas ce qu'il pourrait souhaiter de plus encore, dans ce climat qui lui offre tant de trésors. Ne serait-il pas temps de faire un petit somme alors, pour ne pas s'épuiser, dans la perspective de ces mets ? Ni une ni deux, le voilà qui s'octroie une sieste bien méritée, en attentant l'appel du dîner.
La nuit est en train de tomber, voile d’obscurité sur une lumière aux rayons exacerbés. La moiteur est encore d'actualité, mais la disparition du soleil offre l'opportunité de se déplacer sans devoir s'y confronter, ni risquer de se sentir écrasé par la toute-puissance de ce rayonnement illimité. De sous son rocher, le lézard se remet à bouger, prêt à s'émanciper de son refuge journalier. Il ne lui faut d’ailleurs pas longtemps avant qu'il n'atteigne la fontaine où il commence d'abord par s'hydrater, priorité toute relative pour lui qui ne s'est presque pas agité. De sa langue, il plonge dans l'eau bienfaisante, attentif à la faune et la flore environnante. Il ne s'agit pas non plus de se laisser attraper, non pas vraiment par un prédateur à ce stade de la journée, mais plus par un enfant qu'il n'aurait pas vu arriver. Il semble cependant qu'à cette heure, ces spécimens d'humains aient d'autres occupations qui leur ont été concoctées. Vérification faite, il est d'ailleurs bien le seul à être à la fête, ce qui lui offre l'opportunité de gober le premier insecte imprudent qui lui passe près de la tête, histoire d'aiguiser son appétit tel qu'il peut être ; raisonnable et honnête. Ce premier objectif atteint, il ne lui reste plus qu'à prendre son temps pour renouveler le festin, dans cette ambiance qui pourra durer jusqu'au petit matin, vers une exploration sous l'éclat de la Lune et de ses réflexions, offrant le meilleur éclairage pour cette ambition de se sustenter au gré des opportunités.
Au creux de la nuit à présent, le lézard a cessé de bouger, repu et satisfait de sa quête de proies à gober. La fraîcheur s'est maintenant invitée, remplissant l'air d'une brise aux multiples bienfaits. Il est posé sur son rocher cette fois, attentif à des mouvements, des sons que les humains ne perçoivent pas, tous autant qu'ils sont d'ailleurs, réfugiés dans leurs intérieurs. Demain sera une autre journée où chacun s'efforcera de trouver sa place dans ce monde en train de changer, en s'adaptant, en s'enfuyant ; en apprenant, en serrant les dents, l'un après l'autre à sa manière, du mieux qu'il puisse faire. Et comme ces derniers milliers d'années, le lézard continuera son alternance de sieste et de chasse sans arrêt, pendant que les humains autour devront décider s'ils font de cette planète un paradis ou un four, ce qui ne l'empêchera pas lui d'exister, tandis qu'eux en seront toujours à se demander s'ils ont enfin trouvé leur place et l'équilibre qu'ils devaient poser, ou s'ils devront se résigner à faire comme ce reptile insoupçonné : courir après les ombres de leur passé, pour s'en préserver et se protéger.
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