Émergence
Les nuages ont envahi le ciel, d’un gris dense et épais qui masque le soleil. Un regard dans les nuées ne permet que de distinguer leur triste opacité, rideau définitivement fermé à toute lumière et gaieté.
La température a fraîchi, conjonction de masses d’air gelées et d’une forte humidité, n’autorisant plus le moindre bain dans la mer désertée. Il n’est plus possible de sortir habillé d’une tenue légère et aérée.
L’isolement s’est renforcé, dans une rentrée qui voit chacun replonger dans ses occupations personnelles et un rythme endiablé. Il n’est plus question de rencontres et de surprises inopinées.
L’atmosphère s’est chargée de doutes et de craintes, comme si la route que l’on empruntait d’habitude n’était plus que mirages et feintes, sans rapport avec ce voyage qui était censé nous couvrir de gloire et d’or.
Les sons mêmes de la Nature paraissent ne plus nous parvenir qu’au travers d’un mur, sorte d’étouffoir permanent qui ne permet plus de savoir ce qui est de l’ordre de la vie ou du néant.
Les rêves, quant à eux, ont pris la forme d’images qui piquent les yeux, réminiscences de passages où l’on s’est retrouvé seul, alors que l’on pensait être deux, abandonné par l’unique personne à qui l’on s’était confiée.
Si la succession des années nous avait habitués à un enchaînement rassurant et planifié, avec juste ce qu’il faut de changements pour ne pas être déstabilisé, aujourd’hui est différent, dans une ampleur que l’on n’arrive même pas à imaginer.
Si les découvertes que l’on fait n’avaient jamais cessé, il est à présent beaucoup plus de bouleversements que l’on est prêt à encaisser, comme si une accélération brutale nous avait soudain expulsés du quotidien confortable qui nous convenait.
Si les projets que l’on avait imaginés n’ont pas encore vacillé, l’on sent comme les prémices d’un tremblement de terre qui pourrait bien tout retourner, les tours orgueilleuses, les légions belliqueuses, les décisions aventureuses.
Le plus étonnant reste que l’on ne comprend pas de quelle manière cela a pu arriver, tout occupé que l’on était à courir de tous côtés, avec la certitude qu’il n’y avait rien d’autre à exécuter.
Le plus surprenant reste que l’on paraît ne pas être le seul à avoir le sentiment de perdre pied. Tout autour, ce sont accidents, erreurs, errances multipliées qui laissent à penser que personne ne sait ce qu’il est en est.
Le plus déstabilisant reste que l’on ne voit pas du tout ce que l’on pourrait faire pour changer, englués dans des rituels qui ne servent qu’à nous accaparer, en nous éloignant de l’essentiel : la conscience d’exister.
Dans ce chaos en devenir, dans ces cataclysmes à venir, il ne sert à rien de prétendre que tout peut continuer comme si de rien n’était : le monde est en train de se transformer, et l’on est aux premières loges pour l’expérimenter.
Dans cette confusion qui vient de s’inviter, il est inutile de prétendre que l’on va gérer, et ses angoisses devant l’effondrement de ses projets, et la panique de ne plus avoir les moyens d’anticiper.
Dans cette déflagration qui va tout emporter, il est puéril de ne pas regarder en face ce qui est à confronter, ce grand barnum qui va exploser, ce capharnaüm qui va s’effondrer, cette civilisation qui va vaciller.
Retrouver le sens de ses besoins, regarder de qui l’on peut tenir la main, s’occuper de ce qui nous fait du bien ; voilà les seules priorités que l’on devrait considérer, au lieu de continuer à se leurrer.
Recentrer ses velléités et décider vraiment de ce qu’il importe de jeter ou de garder, pour ne plus être encombré de ce qui va nous ralentir, dans cette course qui est lancée vers les mutations annoncées.
Reconnecter ses perceptions, ses sensations à ce qui va nous aider à traverser cette étape pour ne pas basculer et perdre ses marques alors, qu’au contraire, il est vital de se rappeler qui l’on est.
Alors seulement l’on pourra traverser ces vagues puissantes et déferlantes de la révolution qui est amorcée, au lieu d’être emporté par ses peurs et ses doutes, dans ce qui n’est qu’une bifurcation sur notre route.
Alors seulement l’on pourra considérer que l’on a appris de ce qui a déjà été expérimenté pour en tirer le meilleur de nos capacités, démonstration et assurance que l’on a choisi de s’abandonner à la confiance que l’on sentait.
Alors seulement l’on pourra se remercier d’avoir su oser ce qui paraissait insensé : repartir à zéro pour tout réinventer et se découvrir plus libre, plus grand, plus beau, au cœur de ce nouveau monde qui a émergé.
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