Concrétisation
Se lever et ne plus savoir qui l'on est, perdu entre les rêves et les pensées, devenu un mélange du présent et du passé, incapable de se rappeler comment exister.
S'habiller et ne plus savoir ce que l'on aime, confus entre ce qui nous va et ce que l'on sème, inconnu sous ce déguisement qui nous gène.
Sortir et ne plus savoir pourquoi courir, infichu de choisir entre l'avant et l'arrière, intrus dans ce mouvement qui s'élance.
On se pose alors sur un banc ou par terre, n'importe où pourvu que l'on ait le temps de reprendre de l'air, face à cette soudaine oppression qui nous prive de nos sensations, comme si l'on était un scaphandrier au beau milieu d'un tourniquet.
De cette posture recroquevillée, on observe ses mains, ses pieds, à la façon d'un nouveau-né qui ne saurait pas encore comment les utiliser, surpris de se sentir à ce point déstabilisé dans ce qui n'était qu'une nouvelle journée.
Immobile et penaud, on se voit ralenti et nigaud, dans une posture qui n'incite pas à l'aventure, mais au contraire semble ne plus afficher que nos blessures, celles qui l'on ne voulait surtout pas montrer.
Autour de nous, chacun s'empresse et s'occupe à ses urgences et à ses affaires, dans un ballet dont personne ne devine les mystères, sorte de danse entre le ciel et la Terre où l'existence de chacun devient soudain poussières dans la lumière.
Ainsi posé, de voir ainsi cette agitation dans toutes les directions, il apparaît une drôle de répétition, de courses et de stations, alternance de réflexes et de reproduction entre ce qui a été inculqué et ce qui est notre identité.
De cette place non anticipée, on sent enfin le soulagement que l'on espérait, non pas qu'il explique ce brutal arrêt, mais au moins, il offre de ne plus culpabiliser devant tous ces autres qui ne semblent pas concernés.
On s'écoute alors enfin, curieux de se trouver ainsi au bord du chemin, mais sans désir aucun de se reprendre en main, juste soulagé, juste apaisé de ne plus avoir à galoper sans fin.
De ce point d'observation, sans plus aucune ambition ni regret de tous ces rendez-vous qui vont devoir s'annuler, on respire d'un coup, on sent se dissiper les douleurs dans la tête, dans le cou, en un relâchement intense et vivifiant, une sorte de second réveil, alors qu'on était persuadé que d'être opérationnel et prêt.
Au spectacle et curieux de soudain regarder ce que chacun fait, sans pour une fois être au milieu et incapable de le réaliser de ses propres yeux, on constate si peu de sourires, si peu de gens heureux.
Ce qui était une priorité semble s'être évaporé, par la simple grâce de ne plus bouger. Ce qui nous semblait devoir être exécuté n'a plus aucun sens, à présent que l'on se tient en pleine immobilité.
L'inventaire de nos besoins réels et programmés nous conduit en ce matin à un ménage inattendu que l'on ne se croyait pas prêt de réaliser, comme si l'important ne devenait plus tous les buts que l'on s'était fixés, mais le fait d'exister.
À ce stade, l'avenir n'a plus grand sens, en cet instant où ne compte plus que le sourire que l'on sent monter sur son visage, naturel et immense, symbole évident d'une libération de tous nos sens.
Ainsi recalé sur notre conscience, on s'autorise enfin à se lever et à décider ce qui a de l'importance, en ce jour qui ne sera décidément plus le même que l'on anticipait de cette matinée lors de notre émergence.
D'un pas d'abord hésitant, puis de plus en plus affirmé, on part dans une direction qui est un contresens, à rebours de toute cette masse de personnes qui se ruent en un même flot vers un fantasme de richesses et d'abondance.
À force de progresser, d'abord perplexe et étonné d'être le seul à oser, on se sent de plus en plus léger, comme si on se délestait de tout ce qui nous encombrait, à chacun des pas que l'on fait.
Sur le chemin que l'on a emprunté, on croise peu à peu de moins en moins de ces gens empressés, obnubilés par la peur de rater leur train ou de s'égarer, comme si la routine leur tenait lieu de destin pour se justifier de ne pas penser.
Plus l'on avance dans cette direction improvisée, plus l'on se rend compte de tout ce que l'on ratait, ces paysages magnifiques que l'on ignorait, ces haltes bénéfiques que l'on se refusait, ces envies mirifiques que l'on niait.
De nous voir disponibles et patients, le monde paraît soudain paisible et joyeux de nous montrer tout ce qui nous attend, de surprises et de découvertes jusque-là invisibles, mais qui nous sont proposées, immédiates et tangibles, pour notre bienfait.
Et s'amorcent en douceur des rencontres qui font battre le cœur, maintenant que l'on ose ne plus avoir peur, des regards qui s'échangent, des propos qui ressemblent à la caresse d'un ange.
Et le temps n'est plus cette scansion des heures, cette crainte de manquer une opportunité ou de risquer un malheur, si on ne prête pas allégeance à ce métronome qui ordonne nos humeurs.
Et le présent s'emplit d'une incroyable lueur, celle d'un matin qui sera ce que l'on décidera, sans urgence ni heurs, juste pour entendre et se proposer ce qui va nous faire vibrer, non plus subi, mais choisi, non plus rêvé, mais concrétisé, en un cadeau que l'on se fait pour avoir simplement ralenti et écouté qu'était venu l'instant de changer et transformer notre quotidien en ce que l'on espérait : le rythme d'une musique qui nous incite à chanter.
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