Déchaîné
La neige qui couvre le paysage n’est plus ce manteau blanc qui pose un sourire sur les visages des enfants. Sa couche duveteuse est percée de tâches vertes et herbeuses, en autant de confettis colorés qui indiquent que le changement est annoncé, prémices attendus et joyeux d’une transition espérée.
Le ciel chasse les nuages amoncelés, égayant leurs masses floconneuses en de multiples bouquets, dans un souffle léger et dispendieux, gonflé d’une énergie de joie et de gaieté, annonciatrice des rayons du soleil qui se remet à briller, décorant le paysage de traits et d’éclats de lumière instantanés.
Le silence glacé cède la place à une symphonie de chants et trilles de tous côtés, ambiance champêtre d’un chœur déployé, révélateur d’une nouvelle vitalité, en écho des envies et des espoirs que ce changement est en train de révéler, d’une renaissance et d’un regain de diversité et de possibilités, sans limite, à part celle d’exister.
Se trouver au cœur d’un tel événement ne devrait pas nous surprendre plus qu’en habitué, et pourtant, le fait est que la survenance de ce bouleversement ne se manifeste pas du tout au moment où on l’attendait, bien loin d’un traditionnel printemps qui n’est même pas encore imaginé.
Assister à ces transformations, alors que le foyer déborde de tisons revient à accepter que le climat n’a plus d’ordonnancement dans ses saisons, comme si la Chandeleur était fêtée en plein été, dans une nouvelle et surprenante clameur de la voir enfin prendre toute la place qu’elle méritait.
Se considérer spectateur d’une mutation d’une telle ampleur est une chance que l’on ne saurait ignorer, comme la naissance d’un monde nouveau auquel on aurait été invité, en participant naturel, grâce aux efforts que l’on a déployés, de persévérance, de patience, de confiance en notre destinée.
La moindre fleur semble vibrer de tons qu’elle n’avait jamais auparavant rayonnés, mélange d’émotions et de pulsations de la vie soudaine qui s’en vient l’irriguer, comme une pluie aux ineffables bienfaits, après des frimas insensés au cours desquels elle a failli trépasser et finir par rejoindre l'humus d’où elle est née.
Le sol même offre une douceur et une texture qui donnent envie de s’y allonger, pour sentir la chaleur et la puissance de cette Terre qui nous a toujours portés, sans jugement, sans renoncement, en dépit des outrages qu’elle subissait, compagne aimante et patiente face aux enfants turbulents que nous avons toujours été.
Notre place semble être identique et pourtant avoir changé, à la manière d’un éclairage qui aurait bougé, projetant des ombres et des contours inusités, modifiant le dessin et la forme auxquels on était habitué, offrant une vision inédite de notre identité, proposant un regard autre sur nos forces et nos faiblesses, telles qu’on les connaissait.
Se tenir au sein de cette révolution constatée, après toutes ces saisons traversées est comme se baigner dans l’onde d’une fontaine aux éclats irisés, après une errance dans un erg aux rochers acérés, pour panser ses blessures, se ressourcer, se régénérer et reprendre confiance en sa nature apaisée.
Participer par sa présence à ce spectacle étonné ressemble à s’y méprendre à l’apothéose d’une symphonie sur le point de s’achever, pour qu’au travers du silence éclate d’un coup une myriade d’ applaudissements déchaînés après cette œuvre magistrale parfaitement exécutée, belle à rire et pleurer.
Être le témoin vivant de ce changement sur le point de se concrétiser, dans sa magnificence et sa beauté est une émotion qu’il est indescriptible de raconter, constellée de parcelles d’étoiles et de poussières d’éternité, un magma fondateur d’une genèse sur le point de se réinventer.
Le surgissement d’une telle vivacité de tous ces possibles en même temps ne laisse plus que le choix de regarder le monde se transformer, dans une inévitable métamorphose que l’on ne peut qu’accompagner, observateur dépassé par tout ce qu’il s’essaye à considérer, devant ce vaste champ de nouveautés.
L’éclosion de ces innombrables printemps, similaires mais différents, éphémères mais permanents, dans l’atmosphère mais aussi dans notre sang ne permet plus de comprendre ce qui se joue dans l’instant, une annihilation ou une régénération, une destruction ou une modification, une disparition ou une résurrection.
Les manifestations intempestives de ces incommensurables forces vives ne font que laisser bouche bée, à la manière d’un enfant qui regarde le soleil se lever sur un océan aux vagues enjouées, renvoyant les chatoiements d’un feu d’artifice offert par l’univers tout entier, du ciel à la terre, déposé à nos pieds.
Et face à ce que l’on n’imaginait pas, il n’est maintenant plus l’heure de rester béat, mais de prendre sa part à ce formidable nouveau départ, d’être cette fois celui ou celle qui ne restera pas sur le quai de la gare, alors que le train file pour des voyages extraordinaires, bizarres, aux confins de l’espace et du temps, en un au revoir permanent.
Devant cet ahurissant bouleversement, il n’est plus le moment de se cacher et de se tapir dans son petit nid douillet, lequel sera de toute façon balayé, mais au contraire d’en sortir, de ne prendre que ce qui nous nourrissait, et de foncer vers cet avenir qui n’existera jamais, puisqu’il n’y a que le présent au sein duquel on peut expérimenter.
Au cœur de cette chance inouïe, offerte, prodiguée, invitée, il n’est plus envisageable de ne pas y plonger, pour se délester de tout ce qui nous encombrait, nous retenait, nous freinait, et retrouver cette puissance, cette légèreté avec laquelle on louvoyait de peur de s’y consumer, et d’enfin se l’approprier, à la hauteur de nos capacités, pour prendre cette place qui nous attendait :
celle de notre bonheur partagé.
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