Et après ?
Dernière mise à jour : 1 janv.

Être arrivé là où on l'espérait n'apporte pas souvent la satisfaction après laquelle on courait, fonction du but qui était assigné. Au bord de la rivière, son bateau amarré, l'homme se sent d'ailleurs à la fois soulagé et frustré. L'accomplissement du voyage qu'il a expérimenté vibre encore en lui, de ces épreuves et de ces joies qu'il n'imaginait pas, succession d'aventures et d'émois. Se retrouver ainsi à ce point qu'il imaginait depuis tant d'années le laisse à la fois pensif et désabusé, bien loin de la joie -brève- qu'il espérait éprouver et qui a bien retenti, mais hors toute proportion de ce qu'il rêvait de vibrer. Cette sensation de vide et de dépit commence d'ailleurs à prendre le pas sur tout le relâchement et le contentement qui l'habitait. Alors, posé sur cette berge, il s'efforce de ne plus penser à cela, se concentrer sur cette Nature qui l'entoure et qui l'a accompagné jusque-là, nourricière et guerrière à la fois, en une complicité et un combat. Il lui est cependant nécessaire de se forcer à ne pas bouger, ne pas reprendre le fil de l'eau pour le prochain projet, ne pas se lancer de nouveau dans une quête de plusieurs années, ne pas faire en sorte de se noyer dans l'agitation afin de combler sa déception ; et cela le frustre de ne pas réussir à se contenter de l'émotion de cet exploit qu'il a réalisé.
Les mains posées sur le sol, l'homme doit batailler entre sa volonté, ses envies et ses idées, pour ne pas rester planté là avec le sentiment d'avoir dépensé toute cette énergie pour un objectif qui ne le satisfait pas, contrarié à la fois contre lui et le monde entier. Ce n'est pas comme s'il avait choisi de se confronter à des rapides, des intempéries, des rencontres sordides ou des grizzlis, des espoirs et des répits, tout cela en luttant à chaque instant pour sa vie ; et dans cette oasis où il a abouti, calme, à l'abri, il se sent vide, vieilli, incapable de décider s'il a perdu son temps et son énergie, ou si au contraire, cette transhumance l'a transfiguré lui, en une mutation qu'il n'aurait jamais atteinte, ne serait-ce toutes ces circonvolutions, perpétuelles et intenses, qu'aujourd'hui il remet en question, pendant que d'autres ont foyer et maison, pendant que lui erre encore sous les frondaisons, posé certes, mais pas apaisé, immobile peut-être, mais en aucun cas rasséréné. Il n'a peut-être plus à batailler chaque matin qui peut encore exister, mais il n'en a pas moins encore ce sentiment d'intranquillité, comme si, en son sein, une petite voix exigeante ne cessait de le tarabuster, guide et chaperon loin d'être satisfait.
Un poisson saute hors de l'eau, éclat de lumière et gerbe de matière, à même de distraire l'homme et ses réflexions amères. L'animal file ensuite dans le courant, laissant dans son sillage des reflets brillants. L'homme se rappelle qu'il y a longtemps qu'il n'a pas mangé, et qu'il serait bien qu'il se concentre enfin sur des besoins, sans plus devoir lutter toute la journée. Se levant avec difficulté, séquelles de tous les efforts qu'il vient de réaliser, il se met en quête de son repas de la journée, lui qui a depuis de nombreuses années renoncé à ce que son estomac soit rassasié. Dans sa quête de nourriture, il croise quelques champignons, dont il fera peut-être une mixture s'il ne déniche rien d'autre de bon ; mais au détour d'un bosquet, une foultitude de baies colorées s'en vient le rassurer et lui octroyer de quoi remplir son ventre affamé. Durant tout son périple, il a parfois passé des jours entiers sans pouvoir ne serait-ce que consommer la moindre nourriture, soit qui ne se présentait pas, soit qu'il ne percevait pas, le contraignant à un semi-jeûn permanent, ni voulu ni pertinent. Couplé aux efforts qu'il a dû déployer, il sent que son corps est plus que fatigué de ce combat récurrent entre ses besoins et la nécessité. Aujourd'hui ne sera cependant pas une date de plus à rajouter à la longue liste des soins qu'il aurait dû se porter et qu'il ne s'est pas autorisé. À bien y réfléchir, il refuse cependant de considérer qu'il est le seul responsable de tout ce qu'il a traversé. S'il était resté à demeure et n'avait pas osé bouger, il aurait certes encore son gîte et son couvert à volonté, mais il serait probablement devenu fou de frustration et de rêves avortés. Était-ce alors réellement un choix de bourlinguer, ou une nécessité ? Aujourd'hui, quand il constate le prix à payer, d'isolement, d'incompréhension, de questions, il n'est plus aussi certain qu'il ait pris la bonne décision. Certes, il se sent libre comme jamais, mais aussi à la merci de tout ce que la vie pourrait encore lui envoyer d'épreuves et de défis, sans le moindre filet de sécurité, à par lui-même et ce qu'il a appris. D'autres challenges n'est cependant pas ce qu'il est prêt derechef à affronter, ayant épuisé l'excitation de la découverte et de la nouveauté, avec la succession ininterrompue d'expériences qu'il a déjà traversées. Se battre, gagner ; se blesser, se réparer ; s'égarer, se retrouver ; tout cela n'a plus l'attrait ni la satisfaction qu'il pouvait y trouver, et ne serait plus qu'un masochisme déplacé.
Tandis qu'il se nourrit vaille que vaille, l'homme détaille l'endroit où il a abouti, cette baie non loin d'un océan dont il entend parler depuis tout petit. Un jour viendra où il ira là-bas, face à cette immensité impressionnante et fascinante, mais son désir n'est plus de continuer sur cette pente, mais bien de se poser séance tenante. Le paysage qui l'entoure est de verdure, de lumière et d'amour, avec une douceur qu'il n'a plus connue depuis de nombreux détours, outre quelques rochers sur lesquels grimper pour admirer l'horizon qu'ils offrent d'embrasser. S'il ne s'imaginait pas ici, pour peu qu'on lui ait demandé, sentir enfin une sorte de relâchement s'opérer est pour l'homme une surprise inespérée. Il ne s'agit pas du sentiment du devoir accompli, plus une perception que, peut-être, une vie est envisageable ici – mais laquelle, il n'y a pas réfléchi, même si quelques images viennent déjà à son esprit. Croquant les dernières baies, l'homme accepte petit à petit que cet objectif après lequel il courait n'était peut-être pas celui qu'il lui fallait, sans déchoir, sans regret, juste parce qu'il est temps d'accueillir qui il est, sans plus fantasmer la chimère d'un héros qu'il imaginait.
Un bruit le fait se retourner, inattendu dans sa survenance et sa réalité ; pour l'homme, quel que soit ce qui l'a causé, il n'est rien face auquel il ne serait préparé... sauf cette femme qui émerge des fourrés, aussi surprise que lui de se croiser. D'un premier regard, il n'est pas question de s'aider ni de s'agresser, plutôt de se jauger, en adversaire ou en allié, ou encore en rencontre à ignorer. Elle-même n'a cependant clairement besoin de personne et encore moins d'un inconnu tout juste croisé ; ne serait-ce le soleil qui commence à décliner, chacun des deux aurait vraisemblablement choisi de s'ignorer, mais la nuit à venir et son cortège de mystères à traverser va sceller le destin de ces deux voyageurs qui ne se savaient pas encore qu'ils se cherchaient. Et tandis qu'ils se sont face, dans les flammes dansantes d'un feu tout juste allumé, un sourire s'esquisse peu à peu sur leurs visages respectifs, prêts à aborder la plus émouvante des aventures qu'ils pouvaient se proposer.
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