Le néant
Voir les jours vides s’enchaîner, sans aucune perspective que cela puisse changer, sans aucune idée de la manière dont s'en extirper, sans aucun moyen de tout bouleverser, et s'accrocher à l'espoir que, peut-être, cela n'est qu'un passage à dépasser. Et les soleils de se succéder, illuminant ceux et celles pour qui la vie est belle, pendant que l'on demeure à l'ombre, figé et raide, incapable de comprendre comment ne pas finir enterrer, à la vitesse à laquelle le temps ne cesse de couler, entraînant dans son sillage nos rêves et nos idées, en un parfait naufrage contre lequel on ne peut plus, veut plus lutter. Ces heures de combat ont été si nombreuses, intenses et éreintantes, démentes et affolantes, qu'aujourd'hui, il ne demeure plus aucune énergie ni aucune envie de persévérer ainsi, en guerrier dont les armes sont à présent rouillées et les bras tétanisés à force d'avoir vaincu tous ces défis pour ne finir que perdu et oublié.
Dans le silence de ces journées, où le moindre appel, la moindre action est vue comme un miracle inespéré, la fatigue de ne plus dépendre que du non vouloir d'une destinée submerge tout ce que l'on aurait pu avoir envie d'encore tenter. Il ne s'agit pas de fatalisme ni de renoncer à exister, mais d'une incompréhension manifeste de se retrouver ainsi hors piste, après avoir mené tout le monde vers cette ligne d'arrivée que l'on ne franchira jamais. L'injustice profonde ressentie, la solitude aussi pèse à présent un poids qui rend si compliqué de se sentir en vie, comme porteur d'un joug contre lequel on se bat jour après jour pour ne pas finir à genoux, pendant qu’autour de nous, chacune et chacune s’embrasse, s’amuse et se saute au cou, donnant le sentiment que le bonheur ne sera pas pour nous, pas cette fois, ne restant plus que le poids de ces chaînes qui nous immobilisent de partout sans que l'on se souvienne de la manière dont on accepter de devenir ainsi le paria, le fou, celui que l'on regarde de loin pour se rappeler de s'en éloigner surtout.
Se trouver à cette place n'est pas dur en soi, sauf la persistance de se tenir face à un mur juste là, inattendu, incongru, jailli de l'inconnu et que personne n'est à même de justifier, tant sa teneur, sa dureté, son immensité tienne de l'ordre de l'inexpliqué. Il semblerait presque qu'il n'a été édifié que dans l'unique but de nous foudroyer, nous coincer, nous empêcher d'avancer sur cette route que l'on avait pourtant choisie avec une confiance apaisée, certains d'avoir enfin trouvé la direction que l'on cherchait depuis toutes ces années ; mais cette muraille qui monte jusque dans les nuées nous coupe de la lumière, de l'horizon, de la beauté de ce monde au sein duquel on se faisait une joie d'explorer, de partager, d'apprendre et d'aimer.
Puisqu'il n'est plus temps de se battre, encore et encore, de chercher l'erreur que l'on aurait commise, la faute qui nous vaudrait cette traitrise, la honte qui justifierait que tout ne soit que méprise, il ne reste qu'à s'asseoir, au bord de ce néant et de ce désespoir, pour se retenir de plonger dans tout ce noir, de sombrer pour ne plus rien percevoir ni sentir, ni besoin ni désir, juste l'absence de tout éclat au creux de ces heures dont les nuits rythment le pas, cadence épouvantable qui n'ouvre à rien de désirable, la simple répétition d'un échec lamentable, d'un cul-de-sac palpable. La sidération tient maintenant lieu de seule émotion, puisque toutes les autres ont basculé vers le fond, en une totale et complète abdication, bien que le corps lui, se débatte encore à l'envi, se rebellant de ne plus être en mouvement, infichu d'accepter de se trouver déjà pétrifié à ce mi-temps de vie où il aurait au contraire pu célébrer. Les douleurs se succèdent, viennent surajouter à celles que l’esprit n'est déjà plus en capacité de supporter, donnent l’impression d'une permanente torture jusqu’à la soumission. Mais à quel maître, pour quelle abjuration ? Autant de questions sans réponse qui ne font que rajouter de la souffrance à cette incompréhension.
Au quotidien, il faut cependant continuer à donner le change, à faire croire que l'on adore faire l'ange, que l'existence est belle et que s'en plaindre serait étrange. Pourquoi donc voudrait-on de perspectives plus sereines quand plus rien ne nous dérange ? Alors continuons à sourire et à prétendre que l'on adore la vie que l'on mène, même si elle est tâchée des traces de notre sang qui nous habillent telle une traîne, costume brillant et fascinant qui nous donne le port d'une reine d'un lointain continent où il n'est nul qui nous comprenne. Le décalage se creuse ainsi, mois après mois de cette non-vie, dans un sillon où l'on s'enfonce sans un cri, parce qu'il ne sert plus à rien de croire en ce que l'on dit, puisque tout ce que l'on a déjà vécu n'a conduit pas du tout à ce que l'on s'était promis, cul de basse fosse où l'on s'efforce de panser ses plaies et ses bosses, sans aide, sans amour, sans personne autour, juste ce vide intense, écho de notre vacance.
La quête que l'on s'était fixée, d'exister à pleine intensité a sombré dans un ridicule qui ne permet plus que l'on avance ou que l'on recule, prisonnier des promesses que l'on s'est faites et incapable de se réinventer dans ce bourbier, pieds et poids liés, le cœur lesté d'une honte que l'on ne réussit plus à cacher, tant notre échec est patent de vanité, abîme sans fond où ont disparu tous les rêves que l'on avait, sans que l'on ait vu le basculement se concrétiser, ne laissant que nos doigts tremblant, alors qu'il tenait il y a peu, toutes les richesses que l'on désirait, et qu'il ne demeure plus que le sel des larmes que l'on ne cesse de verser, non pas du fait de cette situation insensée, mais de l'incompréhension totale qu'elle fait résonner, d'équilibre dans qui l'on est, dans la petite musique que l'on chantait, dans la joie qui nous illuminait. Nous nous tenons encore debout, mais par l'habitude de porter tous ces poids à notre cou, lutteur KO au dernier round.
Dans cet état d'évanescence sombre, un pied sur la terre, un autre presque dans la tombe, il n'est qu'un équilibre fragile qui nous évite de tomber dans ce trou pour ne plus s'en relever et enfin mettre un terme à cette pantonyme qui n'amuse plus depuis tant d'années, jeu de dupes on l'on a perdu tout ce à quoi qu'il tenait ; et quand plus rien de nous soutient dans ce monde incertain, il n'est que notre propre diapason intérieur qui oscille entre foi et peur pour nous montrer que brille encore une petite lueur, flamme ténue de notre âme et de tout son amour pour qui l'on est, pour ce que l'on a fait, pour la remarquable transformation qui a été initiée, certes infernale, certes interminable, mais grâce à laquelle ne subsiste plus aucune ombre du passé, cet enfer que l'on a traversé, et qu'enfin les temps nouveaux sont arrivés, sans qu'il soit besoin que de contempler le tas de cendres à nos pieds où se sont consumés tous les serments qui nous retenaient. La liberté est maintenant notre seule et unique boussole à laquelle se fier, acte de foi de toute beauté, tant ils sont peu nombreux à avoir osé tout perdre pour se retrouver.
Remercions-nous d'être devenus ce héros qui s'ignorait, et accueillons sans plus de mesure cette gloire au sein de laquelle nous pouvons enfin avancer.
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