Rêves
Dernière mise à jour : 26 nov. 2023
La voiture rouge vif aux jantes chromées file sur le ruban de bitume dont elle fait crisser les aspérités. La fluidité de sa progression et la facilité avec laquelle s'intensifie l'accélération font sourire le conducteur, comme s'il venait soudain de découvrir l'intensité des émotions : la joie, mais aussi la peur, devant ce qui ressemble à un avion à réaction dont il réussit à peine à contenir le moteur et à l’empêcher de décoller vers les hauteurs. Cette voiture est pourtant tout ce dont il avait rêvé, et le voilà déjà qui se sent dépassé, à se demander s'il ne s'est pas un peu emballé à assouvir ce fantasme qu'il a enfin concrétisé.
Dans un sursaut de sécurité, il décide de lever un peu le pied, juste de quoi sentir encore l'air le fouetter et se rappeler combien le bolide qu'il tient entre ses mains est une machine qui peut l'emmener beaucoup plus loin que ce qu'il n'aurait espéré en se levant ce matin pour s'en aller se l'acheter. Somme toute, quel plaisir y aurait-il à s'offrir ce genre de cadeau motorisé, si ce n'est pour se faire vibrer, mais aussi frissonner ? Et voilà ce grand gosse en train de se mettre à fredonner un air qui le conforte dans le fait qu'il ne risque pas plaies ou bosses, du fait qu'il s'est offert ce magnifique jouet.
Les virages s'enchaînent avec facilité. Au loin miroitent les reflets d'un mirage de mer irisée. La vie semble belle pour qui la nourrit à l'aune de son porte-monnaie, réflexion qui ne traverse même pas l'esprit de ce pilote apprenti, lui qui s'est habitué à se servir sans discuter, à tout saisir sans négocier, à choisir parmi ce qui lui est proposé, en tant que nabab à qui l'on ne peut rien refuser. L'argent n'est pas un problème ni même un sujet quand elle déborde de tous côtés et irrigue vos besoins comme un bébé, le lait maternisé ; il suffit de demander et cela vient sans difficulté. Le monde n'est plus qu'un vaste supermarché, avec service à volonté.
Tout à son élan effréné, le conducteur manque soudain de s'emplafonner un véhicule qui est apparu pile devant, avec à la manœuvre une paire de têtes aux cheveux blancs. Un coup de frein extrême a évité de faire connaissance avec la maréchaussée et les pompiers, dans le cadre d'une collision forcée. Cette crispation a cependant le don de contrarier l'impulsion de puissance imméritée dont débordait ce dompteur de chevaux mécaniques, prêt à battre des records, notamment celui du nombre d'insectes écrasés sur son pare-brise chromé. Le voilà ainsi contraint, ô crime de lèse-majesté, de rouler un tantinet moins vite. Cela lui donne l'opportunité de varier ses plaisirs et de réaliser qu'il n'a pas encore entendu son klaxon tempêter, ce qu'il s'empresse de découvrir sans hésiter, faisant résonner le bruit de son exaspération par ce biais.
Devant lui, les voyageurs qui ont le toupet de le contrarier ne semblent ni au fait de son existence, et encore moins de sa contrariété, tout à leur nonchalance et à leur paisible plaisir de progresser. La route qui défile à leur rythme n'est que le prétexte pour s'extasier de ce temps qui a filé si vite, alors qu'il reste tant à découvrir, de paradis et de visites de tous côtés. À quoi bon s'agiter, encore moins maintenant, puisqu'il est évident que l'on ne pourra pas tout explorer ? Autant savourer ce qui se propose, avec une exquise félicité, de faire de ces instants une succession de rubans roses qu’on laissera s'envoler pour égayer le paysage, les voir enguirlander bosquets et visages en souvenirs partagés.
Ces réflexions, même théoriques, ne sont pas du tout du goût du conducteur dont le spécimen carrossé ne demande qu'à rugir de toute sa puissance accumulée, prêt à bondir dès que lui en sera suggéré l'opportunité ; mais entre lacets et lacis, il n'est en aucun cas possible de dépasser ces gens qui semblent avoir décidé que conduire assis signifie que l'on n'a pas à se presser et que l'on peut à loisir contempler tout ce qui passe à portée. Pour le fringant chauffeur de cet inestimable destrier, cela revient carrément à finir enterré et à acter que son existence est à un point d'arrêt, irrévérencieuse provocation qu'il ne saurait tolérer. Il est tout bonnement impossible d'accepter cette potentialité, en ce jour où il vient s'acheter cette bête de course qui est censée l'emporter au-delà de ses ambitions les plus démesurées.
Après un énième coup de volant énervé, le conducteur se lâche et double sans plus regarder, au risque de se fracasser dans le premier poids lourd qu'il va croiser, mais aussi de sentir un flux dément d'adrénaline le traverser, regonflant son égo d'une bonne dose de vitamines et de l'évidence que rien ne peut l'arrêter. Le résultat est d'ailleurs tel qu'il se l'est imaginé, et le voici qui dépasse en trombe ce couple bonhomme qui n'a même pas le temps de le considérer. Tout à la bourrasque de son emportement, le conducteur rit à son audace et sa témérité, roi de son univers et de ses pulsions incontrôlées. La suite du voyage peut ainsi s'écrire dans le souffle d'une impétuosité primale, sans plus d'égard pour l'autre, dès lors qu'il constitue le moindre soupçon de contrariété. Et la voiture de laisser sa traînée rouge sang dans le paysage qu'elle scinde de sa vélocité.
Les kilomètres s'enchaînent, les records aussi, rien ne semble plus à même de fournir une autre excitation ressentie. Seul derrière son volant, le conducteur ne se voit plus aussi flamboyant ; le compteur a beau s’agiter, le moteur ronfler, de grisance, il n'est plus question, comme si une forme de lassitude s'était installée après toutes ces émotions. Ce petit bijou de mécanique est peu à peu en train de se transformer en brique, inconséquente, pensante, sans plus rien de magique, au point que le conducteur doit s'arrêter et s'efforcer de se remotiver : allons, cette voiture hors de prix, cette allure de prince de Hongrie, toutes ces étincelles au sein de sa vie !! Et ce vide, intense, violent, qui l'emplit.
Ce rêve qui devient un tas de cendres aux tons sombres et gris.
Dépité, le conducteur doit se rendre à l'évidence : il est encore retombé en enfance, dans cette période où le maximum du temps de latence est de celui qui fait aussitôt plonger dans la somnolence. Il n'a visiblement pas encore compris que rien ne pourra nourrir sa joie, à part lui-même, quand il s'y plongera et découvrira qu'elle n'a jamais été sienne, obsédé qu'il était d'aller la chercher à l’extérieur, hors d’haleine. Et tandis qu'il se rengonce dans son siège, boudeur, il aperçoit la voiture qu'il a dépassée en toute fureur tout à l'heure, poursuivant son train de sénateur, mais sans plus de quête de bonheur, puisqu'il rayonne pleinement, de l'intérieur.
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