Vague à lâme
Sur la plage désertée, la femme observe le soleil se coucher, ses couleurs changer, son rayonnement s'étoiler, et sa forme se dissoudre dans l'océan incendié. La beauté du spectacle la laisse bouche bée, comme s'il s'agissait de la première fois qu'elle le contemplait, ce qui n'est le cas, après tout ce temps passé sur la côte à baguenauder.
Le calme qui se crée après cette disparition programmée engendre chez la femme une forme de tristesse larvée, comme si ce feu d'artifice auquel elle a assisté n'avait de sens que s'il pouvait être partagé. Non pas qu'elle se sente la nécessité d'avoir quelqu'un à ses côtés, mais en cet instant, en ce moment, la solitude l'enveloppe dans un voile cendré, alors que la Nature lui déploie un festival de splendeurs dont elle seule a le secret. Ce qui pourrait être une joie profonde, une délicieuse paix est en train de se muer en une vague de regrets, de sentir mais de ne pas comprendre, de souffrir sans être capable d'entendre la vérité derrière ces émotions qui sont en train de la submerger, au point qu'elle a la sensation de sombrer, là, sur cette plage dont le sable se dérobe sous ses pieds.
Lorsqu'elle est venue ici, elle avait dans l'envie de se changer les idées, de s'offrir une parenthèse dans sa vie, ce qu'elle ne s'autorise pas assez. Le travail auquel elle s'est assignée lui convient certes, et elle se sent libre de le quitter quand celui-ci ne suffira plus à combler les besoins qu'elle lui a assignés. Elle n'entend pas vivre par procuration, finir vide de désir et d'ambition ; aussi a-t-elle toujours porté grand soin au type de profession qu'elle exerce, pour qu'elle ne se sente pas tenue en laisse, obligée de trimer pour tout juste s'offrir une parcelle du paradis qu'elle s'estime mériter. Pourtant, en ce lieu, en cette heure, monte en elle un déséquilibre qu'elle ne réussit pas à contrôler, comme une dissonance au sein d'un orchestre en train de jouer. Et rien de ce qu'elle tente n'a l'heur de l'apaiser.
Résignée autant que déstabilisée par ce malaise déplacé, elle décide d'abandonner sa position statique et de se lever, pour aller marcher ; une petite balade improvisée, avec l'espoir de trouver à s'apaiser. La plage est vaste, et elle devrait pouvoir arriver à se distraire sans difficulté. L'absence de tout être humain à l'horizon ne devrait pas perturber ses réflexions, au contraire l'aider à entendre ce que ce spleen veut signifier. Les tonalités changeantes du ciel pourront constituer la diversion nécessaire à ne pas gamberger. L'éventualité de la tombée de la nuit rapide n'est pas pour la perturber, plus une transition parfaite aux fins de s'apaiser.
Commençant sa progression, elle s'efforce de ne plus écouter ces pensées délétères qui n'ont pas renoncé à l'envahir de tous côtés, en dépit de ses tentatives pour les amadouer. Son esprit ne cesse d’errer entre ce qu'elle devrait, ce qu'elle pourrait, ce qu'elle aurait dû et ce qu'elle a pu, en une ronde infernale du passé et du présent dont elle ne veut plus. Revenir à cette simple réalité, elle sur cette plage en cette soirée, confine à un exercice bien plus difficile qu'elle ne l'aurait imaginé, alors qu'elle ne s'attendait pas du tout à devoir se confronter à ce genre de combat, au lieu de la détente qu'elle espérait. À présent, elle réalise que lors de cette excursion, elle a emporté plus que des valises, mais bien la totalité de ses interrogations, désagréables y comprises, et qu'elle a intérêt à trouver une solution, si elle ne veut pas qu'elles la détruisent, dans une grandiose explosion. De se voir ainsi envahie par toutes ses frustrations, elle prend soudain conscience de combien il était urgent de les prendre en considération, avant que son corps ne le transforme en dépression. Le décalage persiste pourtant, de se tenir au bord de ce vaste océan et de ne pas réussir à le contempler simplement, comme si elle avait choisi son étendue, non pas pour y rêver, mais pour y plonger, s'y perdre et se nettoyer ; sauf qu'à cette heure, elle tremble tout autant d’incompréhension que de peur, incapable de savoir par quel bout appréhender ce gouffre au sein duquel elle ne perçoit aucune lueur et dont la vision lui fait battre le cœur.
Sous la pression de ses émotions, elle s'assoit d'un coup, incapable de continuer dans une quelconque direction, submergée par ce qu'elle ne comprend même pas, dans la survenance et dans la matérialité. En cette fin d’après-midi, elle s'accommodait sans difficulté de sa vie, et voilà qu'en cette soirée, elle considère qu'elle a tout raté, ses relations, ses ambitions, la femme qu'elle est de la tête aux pieds. Cela ne fait pourtant aucun sens, tant dans le diagnostic que dans sa violence, et surtout sans aucun événement pour le déclencher en particulier : juste le soleil qui vient de se coucher.
Les couleurs du ciel continuent leur ballet irisé, se muant de plus en plus vers l'obscurité. Quelques lumières scintillantes commencent à se manifester et à consteller l'horizon de leur singularité. Leur multiplication finit par dessiner ces constellations et ces galaxies que l'on reconnaît, par des idéogrammes au langage singulier. Durant toute cette transformation, la femme n'a pas bougé, la tête plongée vers ses pieds, le regard incapable de se lever, perdue dans qui elle est, errante dans un labyrinthe d'états d'âme, où elle ne perçoit plus que larmes et drames, univers où elle demeure prisonnière.
Un frottement récurrent la fait enfin sortir de son enfermement, une sorte de raclement pesant. Intriguée par ce son qu'elle n'a pas l'habitude de rencontrer, la femme lève la tête, cherchant à identifier ce que cela peut être. Elle n'a cependant pas à regarder bien loin, l'origine s'en trouvant juste à portée de main :
une tortue, massive et magnifique, creusant le sol pour y déposer ses œufs en son sein.
Fascinée autant qu'hypnotisée par ce qu'elle ne s'attendait pas du tout à trouver, la femme en reste bouche bée, toutes ses idées noires envolées ; et tout le temps que la créature prend pour accomplir son rituel sacré, elle se retient presque de respirer, avec le sentiment d'assister à la naissance d'un nouveau monde à sa portée.
La tortue est repartie maintenant, abandonnant aux éléments la préservation de son nid, et la femme à sa stupeur ahurie. Dans un panorama étoilé, la Lune a elle aussi choisi de se montrer, baignant le paysage d'une onde argentée.
Après ce qui vient de survenir, la femme ne sait plus qui elle est ; ou plutôt, elle a oublié tout ce dans quoi elle se noyait, comme s'il lui avait été prodigué de l'oxygène à fortes bouffées. Tout ce qui semblait l'anéantir s'est dissipé, tout ce qui semblait brouiller son avenir s'est révélé.
Dans un élan qu'elle ne peut plus contenir, elle se lève et se remet à marcher, non pas pour retourner à l'endroit où elle est hébergée, mais bien trouver un lieu de vie où échanger sans discontinuer, danser toute la nuit, boire, manger, et rire aussi. Et tandis qu'elle remercie la Terre entière et tout l'univers de ce à quoi elle a assisté, elle se dit qu'il est temps qu'elle choisisse la vie qu'elle a toujours désirée : au cœur de monde, à partager.
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