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Affirmation

Dernière mise à jour : 23 juin 2022


Affirmation - www.laurenthellot.fr

Dans le petit bureau qui est le sien, l’homme courbe le dos comme s’il n’en pouvait plus de ce quotidien, en victime désignée, dès lors qu’il a accepté ce contrat pour travailler. Les murs blancs, l’écran gris ne sont en ce moment plus que des paravents qui lui masquent la réalité de sa vie. Les injonctions de son chef n’atteignent même plus son esprit, épuisé et blasé qu’il est quant à ce qui lui est dit, d’objectifs inatteignables de nouveau sur la table, de rendements effarants qui ne sont pas supportables, tout cela en souriant et en étant aimable, même si plus rien ne fait sens dans ce fatras incroyable.

Du peu de ciel qu’il aperçoit, au fond de ce couloir là-bas, l’homme devine la douce chaleur de l’air extérieur, la paisible lueur du soleil de tout à l’heure, dont il a juste entr’aperçu les rayons joueurs, avant de s’engouffrer dans l’ascenseur, lui qui est arrivé à point d’heure, le premier installé et astreint au labeur. Cette vision salvatrice rappelle à l’homme tous ses sacrifices, ses motivations, ses ambitions, toutes ces illusions qui l’ont conduit à la limite de perdre la raison, le sens même de ce qu’il accomplit au bout de cette chaîne, insignifiant maillon d’un groupe qui ne se réfère plus qu’au cours des actions, ce monceau d’illusions où chacun prend un pari qui ne repose sur aucune réflexion ni aucune corrélation avec le monde réel, comme continuer de grimper après avoir atteint le haut d’une échelle.

Le décalage est si considérable entre la réalité actuelle et les rêves qu’il a enfouis sous la table que l’homme sent soudain monter ses larmes, irrépressibles, incoercibles, qui rendent enfin visible tout ce qui l’étouffait et l’avait fait devenir une cible, un objet, un pion sur un échiquier dont les maîtres restent invisibles et inexpliqués. Face à ce flot qui l’emporte, l’homme n’a même pas le temps ni le courage de fermer sa porte, laissant entrevoir à tout l’étage à quel point cet environnement fait des ravages, sur tous et sur chacun, sans que personne n’ose se lever et dire : « À partir de maintenant, c’est la fin ! » L’habitude ancrée, l’isolement organisé et la solitude assumée ne permettent même plus à chaque salarié de réaliser à quel point il est manipulé, pressurisé, essoré, au point de ne plus avoir la moindre énergie pour ses propres projets, ses propres envies, sa propre vie. Il ne lui est en fait donné que juste assez pour ne pas désespérer, en une rémunération non loin de la mendicité, aumône tarifée où le simple fait de l’accepter vous transforme aussitôt en prisonnier des fantasmes de réussite et de progression qui vous sont faits miroités, avec l’injonction de remercier ces seigneurs qui ont l’immense générosité d’à tout le moins vous considérer.

Et d’un coup, la colère monte, face à tous ces renoncements, à tous ces reniements, à tous ces dévoiements, emportant la raison et les sentiments, pour ne plus laisser qu’un volcan de rage incandescente. L’homme saisit alors son clavier et s’en va le pulvériser, d’un geste vengeur, sur ce bureau qui le tient enchaîné depuis toutes ces années. Il n’est plus question de porter attention à cet environnement qui est sur le point de l’asphyxier, à ces collègues qui le regardent, sidérés, à cette entreprise qui ne peut même pas imaginer que quelqu’un ose se rebeller. Dans le même élan, l’homme fracasse la vitre de son écran, comme s’il entendait la traverser pour enfin accéder à tous les paysages de rêve qui ne cessent d’y défiler, cartes postales dérisoires pour se rappeler la beauté de ce monde auxquelles on n’a plus accès. Les morceaux de verre et de cadre volent de tous côtés, en une pluie de plastiques et d’éclats d’une virtualité qui se seraient enfin incarnée et montrerait aux yeux de tous sa futilité et sa vanité. Sans s’arrêter à cette première impulsion, l’homme poursuit sur sa lancée et propulse son bureau par pièces sur les murs, sur le plafond, avec l’urgence d’exploser ces barrières qui lui coupent tout lien avec ce qu’elles cachent derrière, les autres, ces êtres humains comme lui, à part entière, mais qu’un cloisonnement abêtissant parque, comme au sein d’un zoo, les animaux étonnants. Et dans son exubérance vengeresse, l’homme ne cesse pas de sourire et de se sentir vivant, ainsi qu’un spécimen dont on aurait coupé la laisse pour lui offrir de gambader vers l’océan.

Et puis le silence, le calme, le néant, ainsi que sur des terres ravagées après un ouragan ; l’homme ne se sent ni épuisé ni perturbé, mais enfin vibrant, avec l’évidence qu’il aurait dû effectuer cette destruction programmée il y a bien longtemps, avant que le joug qu’il a accepté ne lui propose plus qu’une prison rémunérée. Dans tout l’étage autour, chacun reste en retrait, à la manière de vautours qui attendraient que le lion se soit nourri de la proie qu’il vient de terrasser, avant d’en festoyer. Il flotte dans l’air une sorte de gaieté affirmée, un air de fête, malgré les destructions qui en ont résulté, face à cette transgression que personne n’avait envisagée, avec un écho de pulsions que certains ont le plus grand mal à réfréner au regard de la tentation, d’eux aussi, prendre part à ce carnage justifié. Chacun contemple sa minuscule cellule, jauge l’ampleur de ses ambitions avortées, se compare avec celui ou celle qu’il a été, et le présent consternant qui ne peut plus être nié, oscillant entre la rébellion et la fatalité. Mais cela ne concerne plus l’homme qui est déjà en train de descendre les escaliers, semant à tout vent documents et dossiers, en autant de confettis qui recouvrent maintenant tout le parcours qu’il est en train d’effectuer, presque le processus d’un accouchement inopiné, avec un allègement, strate après strate de tout ce qui encombrait et empêchait d’accéder à la renaissance annoncée. Les derniers mètres vers la sortie sont effectués dans une joie inouïe, à peine le temps de saluer le standard, l’accueil, la sécurité, que l’homme se retrouve à l’air libre, en train de respirer. Il prend néanmoins une pause, pour se retourner, et dans un geste théâtral, saluer ce Moloch qui ne l’aura pas broyé, avant s’écrier :


« Ma vie peut commencer ! »

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