Entre les lignes
Du fond de sa barque, le pêcheur se languit et se morfond de tout ce poisson qu'il n'a pas pris et du temps qui tourne en rond. Il était parti tôt cependant, dans la brume flottante d'une aube nonchalante, ni pressé ni inquiet de volume de prises qu'il se devait de rapporter, pour se nourrir lui, mais aussi ses connaissances, ses amis, et également s'autoriser de quoi vendre au marché. Il avait accompli cet objectif jusque-là sans difficulté, juste dans le rythme pour continuer à en vivre et s'en amuser. La journée s'annonçait certes ambitieuse, mais d'une justesse mesurée, pour qu'il puisse accomplir à la fois ce qui lui plaît et ce qu'il devait. Et voilà pourtant de longues heures qu'il se désespère et ne constate aucun changement, en cet endroit qu'il fréquente régulièrement. Cette absence d'activité, le soleil qui se met à décliner, tous ces paramètres lui indiquent qu'il est de plus en plus probable qu'il n'aura rien à mettre dans son assiette commencent à l'inquiéter avec sévérité. Il se doute bien qu'il trouvera toujours de quoi manger, en sollicitant, en se faisant aider, mais il lui importe aussi de préserver sa dignité, lui qui n'a jamais été quémander.
À contempler les eaux miroirs, le calme et les poissons qui ne se laissent pas avoir, le pêcheur se surprend a soudain reconsidérer tout ce qu'il fait du soir au matin ; aurait-il dû se lever et prendre un autre chemin ? Essayer un bateau différent ou se faire accompagner pour un coup de main ? Toutes ces questions, il se les était posées lorsqu'il a décidé de se lancer dans cette aventure un beau matin, abandonnant le métier classique qu'il accomplissait sans entrain, en scribe qui ne fait que travailler sur du parchemin, enfermé dans des bureaux sans pouvoir regarder l'horizon au loin. Le changement radical ne l'avait jamais effrayé, il se savait en capacité et motivé pour se révolutionner, se réinventer, revenir à la source de qui il est, afin de s'autoriser de vivre comme il le décidait. Il avait dû accueillir le regard incrédule de ses proches, les doutes, les reproches, le fait de quitter une situation stabilisée pour tout recommencer, en apprenti d'expérience qu'il était ; mais cela ne l'avait pas rebuté, lui qui avait toujours fait les choses comme il le sentait, à l'instinct peut-être, mais au moins comme il l'aimait. Sauf qu'aujourd'hui, une interrogation jaillissait : et si tout cela n'était pas couronné de succès ?
Au fond de cale, le panier reste vide, d'une absence criante qui confine à la rapine, renvoie à la figure du pêcheur toute la légitimité de ce qu'il a tenté ; a-t-il été trop présomptueux de se croire en capacité de tout changer ? Aurait-il mieux fait de ne pas bouger, de rester dans son petit ronron quotidien, limité certes, mais au moins qui permet de s'offrir du pain, de participer aux sorties organisées sans se demander si on aura les moyens de payer, de s'autoriser des voyages dans des contrées à explorer ? Le prix à payer pour avoir osé s'émanciper de ce chemin tout tracé serait-il trop élevé ? Affalé dans son esquif, le pêcheur en est à se demander s'il n'aurait pas mieux dû se mettre des gifles quand lui est venue cette sombre idée, de tout lâcher pour se créer une vie qu'il n'avait jamais tentée. À ce stade, il n'y a rien de plus qu'il ne puisse faire, à part se jeter par-dessus bord s'il ne veut pas subir l'humiliation de se faire ridiculiser à terre, d'avoir cru qu'il était en capacité, d'un coup, de prendre sa place au beau milieu de tous ces experts en poissons, de plonger lui aussi dans le grand bain de cette profession, sans expérience, à part sa bonne volonté, sans assurance, à part quelques économies de côté, sans pertinence, à part son intelligence pour apprendre et progresser. Si les débuts ont en effet été compliqués, il s'y attendait et avait su s'entraîner et patienter, pour peu à peu mettre au point sa pratique et trouver le lieu qui lui convenait, au point même de pouvoir investir et progresser ; mais en ce jour, tous ses doutes revenaient le hanter, lui renvoyer à la figure tout ce qui restait bloqué, ses volumes qui stagnaient, ses endroits de pêche où la concurrence se multipliait, son incapacité à pérenniser sur les succès qu'il engrangeait. Et tandis que le soleil lui renvoyait les derniers rayons avant de se coucher, le pécheur se demandait s'il ne devrait pas faire de même, tant il lui semblait avoir tout raté.
Abandonnant sans scrupule la surveillance de ses lignes et de ses filets, le pêcheur reste à contempler le ciel en feu, les nuages que les rayons du soleil font rougeoyer, dans un lâcher-prise qui confine à un je-m'en-foutisme complet. À quoi bon s'échiner à galérer quand plus rien ne bouge, ne fonctionne ou ne paraît disposer à vous encourager ? À laisser ses pensées vagabonder, le pêcheur doit cependant malgré tout lutter contre un spleen qui se met à l'habiter, constat d'échec sans appel que ses réflexions se font un malin plaisir d'alimenter, en un brasier qui ravage son estime, ses envies et ses idées. Son exigence de réussite, sa volonté de se distinguer sont en train de sombrer petit à petit au fond de ces eaux sur lesquelles il s'efforce de surnager, avec un panorama d'apocalypse qui ne lui fait plus si peur, maintenant qu'il y est plongé. Le pêcheur vient en effet de réaliser qu'il n'a plus l'énergie de revenir en arrière, de redevenir ce petit employé parfait, de s'insérer dans cette société avec œillères et dos courbé. Si cette nouvelle voie ne donne pas les fruits qu'il espérait, il ne retournera pas dans ce monde qu'il a quitté, de bureaucratie, d'ennui et de mépris ; mais comment réagir alors, si ce qui lui plaît tant n'aboutit ainsi qu'à cet enfermement ? Les eaux sombres qui le bercent doucement deviennent ainsi peu à peu une option qu'il n'avait pas imaginé considérer comme si tentante jusqu'à maintenant.
Dans un éclat pourpre et étincelant, le soleil vient d'exécuter sa révérence jusqu'au jour suivant, plongeant le pêcheur dans un paradoxal émerveillement. Il vient de vivre une étrange journée, finalement, rien de ce qu'il avait prévu ne s'exécutant de la manière dont il aurait voulu, avec son maigre butin de poissons aux écailles luisantes. Il n'est certes pas complètement bredouille ou perdant, mais toute la récolte qu'il envisageait ne se limite qu'à un volume ridicule, au regard de ce qu'il y gagnait jusqu'à présent. Il ne devrait peut-être pas se plaindre autant ? Somme toute, il a passé une journée à l'extérieur, dans un bel environnement, à se permettre de laisser défiler les heures, ce qui n'est pas donné au tout venant. Il n'a pourtant pas d'explication ni de solution à la raison de ce fiasco patent. Il était prêt, il était motivé, il était au bon endroit à n'en pas douter ; alors par quelle fatalité, tout ceci est en train de lui arriver ? Il se doute que d'autres que lui ont accumulé les prises sans répit ; que s'est-il donc passé pour lui ? Mais la litanie de ces interrogations ne lui donne pas de direction ni de porte de sortie, surtout que vient de tomber la nuit. Sous la voûte étoilée qui vient de se révéler, le pêcheur se prend à l'envie de s'endormir et ne plus se réveiller, pour ne plus avoir à sentir ces angoisses monter, de s'être fourvoyé, de se ridiculiser, d'avoir cru en un rêve qui ne va jamais se réaliser. Les reflets de l'univers entier qui lui sont montrés l'incitent d'autant plus à s'y absorber, le renvoyant à sa place infime et ses capacités limitées face à ces abîmes vertigineux qui paraissent l'engloutir dans leur immensité. Se dissoudre et se faire oublier ne serait-elle pas la plus simple des facilités ?
Toutes à ses ruminations, le pêcheur n'a cependant pas vu que sa barque n'avait eu de cesser de dériver, depuis que la nuit s'est mise à tomber. Plongé dans les constellations et les planètes par milliers, il n'a pas pris garde au fait qu'il avait commencé à suivre un courant qui le transportait. Quand enfin il en prend conscience, c'est parce que son embarcation s'immobilise après un choc léger, sur les berges d'une île qu'il n'avait pas remarquée. Intrigué et perplexe, le pêcheur jette un œil alentour, pour observer qu'une crique l'entoure, qu'un ponton est à côté pour qu'il puisse s'y hisser, qu'une maison un peu plus loin laisse transparaître de la lumière et la fumée d'un feu pour le réchauffer. Dans une complète incrédulité, le pêcheur comprend avec embarras que, tandis qu'il se morfondait et récriminait, la Nature tout entière le guidait vers un havre de paix. Et alors qu'il s'extirpe de son esquif au sein duquel il s'est bien trop enfoncé, le pêcheur ne peut s'empêcher de sourire de gratitude à ce monde qui ne cesse de l'émerveiller, saluant d'un geste gracieux la Lune, qui lui renvoie ses reflets amusés.
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