Catastrophe
Le fracas qui a raisonné a fait choir de son lit l’homme qui dormait, lui offrant un réveil plus brutal qu’il ne l’attendait, lui qui se lovait au sein de ses draps douillets. De sur son tapis, le souffle court et les yeux bouffis, il se demande bien ce qui a pu produit ce bruit.
Une couverture, une bougie, et le voilà qui descend les escaliers au beau milieu de la nuit, avec une prudence qui n’est pas due à la crainte de rencontrer un ennemi, mais plus au doute de savoir s’il a bien retrouvé tous ses esprits. Chacun des pas qu’il fait est à la fois garant de sa stabilité, mais aussi de son énergie qui commence peu à peu à refluer, avec son corps qui réclame les heures de sommeil dont on le prive jusqu’ici, en partenaire au plus bas de sa forme et pressé d’en terminer avec ce charivari.
D’au travers les vitres de la salle à manger pulse une lumière blanche et bleue, comme si un océan complet avait décidé de monter vers les cieux et d’occuper tout l’espace qu’il peut. Des reflets métalliques, intenses et sporadiques, percent la pièce d’éclats presque magiques, donnant l’impression d’être comme un poisson dans un aquarium panoramique, perturbé par les illuminations du public.
De sa position de dormeur en transit, l’homme ne sait plus s’il est vraiment conscient ou s’il poursuit un rêve fantasmagorique. Seul l’éclat de la flamme de sa bougie s’efforce de compenser l’impression d’irréalité, et il faut la brûlure vive d’un peu de cire qui s’en vient dégouliner, pour que l’homme consente à admettre qu’il s’agit de la réalité et non pas des conséquences de ses abus alcoolisés de la précédente soirée. Rejoignant la porte d’entrée, il se décide à lever le loquet et à franchir le palier, subodorant que ce tintamarre et cette clarté n’ont que peu à voir avec quoi que ce soit dans sa maisonnée.
Le champ est toujours là, avec sa clôture à réparer, ainsi que la grange au toit de bois qui se dresse sous le ciel étoilé ; rien de ses possessions, y compris ses bêtes qui le contemplent, intriguées, ne paraît avoir été à l’origine, ni touché par ce vacarme qui l’a tiré des bras de Morphée. Devant ce constat avéré, l’homme demeure perplexe, plus qu’étonné de ne toujours pas saisir ce qui vient de se passer, lui qui ne demandait rien de plus que de récupérer de son harassante journée ; et le voilà en train de déambuler dans ce qui aurait dû être le noir complet et qui se met de plus en plus à ressembler à une fête foraine illuminée, alors que rien ne fait sens dans cette idée, ou même cette possibilité, encore moins cette réalité.
Pris au dépourvu face à ce qu’il ne comprend plus, l’homme se résout à faire le tour de sa maison, à la recherche d’une explication, ou à tout le moins un semblant de raison. De ce qui l’a tiré de sa chambre, ce bruit, ces lueurs, il n’en voit plus une manifestation qui lui ressemble, seul le cri d’une chouette effraie rompant le silence qui est retombé. Un tel constat en deviendrait presque vexant, comme s’il était un petit enfant qu’un cauchemar aurait effrayé dans ses songes charmants et qu’il doive être rassuré à présent de ne pas être dans un monde qui le dépasserait, hors du temps et hors des repères qu’il connaît. De quelque côté qu’il regarde, l’homme ne voit cependant que l’obscurité hagarde, les bois un peu plus loin et le sommet des collines qui entourent son domaine, comme un rempart indistinct ; rien que la banalité de son quotidien et surtout, pas la moindre agitation qui justifierait qu’il se retrouve de la sorte, bougie à la main.
Ainsi attifé de sa couverture mal fagotée, avec le regard d’un voyageur halluciné, l’homme prend soudain conscience de la douceur de l’air de cette nuit d’été, de la beauté de ces étoiles qui scintillent de tous côtés, en un spectacle qu’il ne prend jamais le temps de savourer. D’un souffle précis, il éteint alors la bougie qu’il tenait et choisit de s’asseoir sur les marches de son escalier, cette fois parfaitement conscient de ce qu’il fait, attendant, écoutant, savourant les odeurs qui s’en viennent l’entourer ; celle un peu âcre de l’étable qu’il a nettoyée, ou cette autre épicée des pins de la forêt. Il y a aussi ces sons que rien ne vient plus freiner ; les brindilles qui craquent sous les pieds d’une tribu de sangliers, les branches qui s’entrechoquent sous un vent léger. De ces perceptions à la fois attendues mais oubliées, l’homme se sent d’un coup ému, comme s’il redécouvrait tout ce qu’il avait oublié, qu’il percevait enfin ce qu’il négligeait, qu’il avait accès à ce qu'il ne prenait pas le temps de considérer. Il ne s’agit pourtant que d’une énième nuit, que de la fin d’une pénultième journée, tout ce qu’il connaît et qui ne devrait plus le perturber, mais l’ensemble de ces éléments réunis, ici et maintenant au cœur de cette nuit le bouleverse au-delà de ce qu’il imaginait, lui qui ne jurait que par le rendement et le succès. Assis seul, au calme, sans plus de priorité, l’homme comprend qu’il ne faisait que courir et non pas exister, en un personnage de dessin animé qui ne s’agite que pour occuper la place qu’on lui a assignée et donner le change à tous ces spectateurs blasés, ni surpris ni intéressés par tout ce qu’il pourrait proposer, tout juste rassurés que lui non plus ne sorte pas du script détaillé.
C’est alors qu’il la voit, belle et éthérée, à quelques mètres sur le côté de la position qu’il a choisi d’occuper ; une silhouette gracile à l’aura bleutée, qui s’en vient en un battement de cil le confronter.
Pas une parole n’est échangée, pas un son n’est prononcé, et pourtant, l’homme sait qu’il vient d’entendre les réponses à toutes les questions qu’il se posait, non pas celles qui l’obnubilaient de gagner ou d’accumuler, mais ces autres qui auraient dû être sa priorité, celles qui définissent la place qui lui est donnée.
Dans un sourire ou ce qui y ressemblerait, la silhouette s’élève alors jusqu’au point de s’évanouir et n’être plus qu’une étoile dans ce ciel d’où elle est née, laissant l’homme avec la responsabilité de ses désirs ou de ses catastrophes annoncées, sans jugement, sans fatalité, avec la liberté de choisir le chemin qu’il va emprunter.
Il faudra l’aube et les rayons d’un soleil doré pour que l’homme se décide enfin à bouger. D’un pas assuré, il rejoint cette maison qu’il connaît, plonge dans un sac quelques affaires de première nécessité, s’habille, range l’ensemble des pièces de la cave au grenier, puis, sans se retourner, ferme la porte et en jette la clé. Un dernier salue à ses bêtes, avant de dénouer les licous qui les emprisonnaient, et l’homme rejoint le premier chemin qu’il va croiser. Cela ne l’inquiète ni ne le perturbe de n’avoir aucune idée de la direction qu’il va emprunter, car il l’a compris : s’il ne va pas à la rencontre du monde, celui-ci ne cessera de l’ignorer ; et tandis que des larmes inondent son visage enjoué, l’homme sent une énergie nouvelle l’habiter,
celle qui lui offre de choisir sa destinée.
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