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Certitude

Elle a mis toutes les chances de son côté, ayant planifié le moindre détail et les plus ténues des possibilités, pour que ce qu'elle rêve puisse se concrétiser. De sa robe sur mesure, au rouge à lèvres parfait, elle se sait, elle se sent irrésistible et ne voit pas comment il pourrait lui résister. Face à la glace de sa chambre, la femme imagine déjà leur avenir ensemble, fait d'escapades romantiques, de mains qui tremblent devant la bague magnifique, de serments dithyrambiques et de symbiose magique, non pas un conte de fée, car il n'y a aucune mégère à terrasser, à moins que la future belle-mère ne choisisse d'endosser ce rôle pour s'occuper, ce que la femme se promet de ne pas laisser passer. Toute à ses considérations et à ses projets, la femme ne doute pas un instant que l'homme qu'elle a choisi fera un parfait prince charmant, mais dans la modernité, et non pas avec ce machisme triomphant où elle devrait s'évanouir, être enlevée ou pétrifiée pour qu'il s'en vienne la sauver. Elle-même ne se considère ni faible ni désespérée et n'entend pas que son bonheur dépende du nombre de ses mouflets. Les ambitions qu'elle a gravées dépassent largement le cadre de la maternité, et encore plus l'idée de se retrouver cloîtrée dans un donjon isolé, entre un dragon et des farfadets.

Dans la rue, au pied de son appartement qu'elle vient de quitter, la femme saute dans un taxi pour rejoindre le restaurant qu'elle a réservé avec soin, ni trop dispendieux ni trop familier, juste ce qu'il faut pour amadouer ce spécimen masculin qu'elle entend s'accaparer. Si elle fait le compte, il s'agira de leur cinquième dîner, le nombre exact après lequel elle s'autorise d'aller plus avant dans l'intimité, en une sorte de grand oral que le candidat doit affronter, plaisant certes, avec boissons à volonté, mais sans aucun doute avec elle dans le rôle du jury à amadouer, lequel a une considérable pratique de ce genre d'épreuves imposées. Dans sa mémoire, la femme perd même le détail de tous les prétendants qui ont postulé et n'ont pas été plus loin que le palier de son appartement, car ne répondant pas au pédigrée qu'elle exigeait. Non pas qu'elle se considère comme intransigeante, mais il est clair qu'elle a droit au plus valeureux des preux chevaliers, et non pas au simple valet de pied, elle qui a tant travaillé pour asseoir, et sa réputation, et sa carrière, et ses désirs à combler. Ce serait cependant une erreur de la considérer comme une croqueuse de diamants, elle n'est pas ce genre-là, et la femme n'entend pas s'abaisser à quémander qu'on veuille bien l'entretenir de la tête aux pieds ; dans son esprit, elle a d'ailleurs déjà décidé que ce sera elle qui offrira l'apéritif et le vin, pendant que monsieur assumera le souper, pour qu'il ne se sente pas trop déstabilisé. De son point de vue, tout est paré, planifié, évalué, elle en premier.

L'enseigne du restaurant apparaît au détour d'un dernier virage enchaîné ; à sa vue, la femme sourit et se détend, n'écoutant même pas ce que lui dit le chauffeur de taxi, ce nobody. La priorité de l'instant est de vérifier sa coiffure, de s'assurer de son allure, de confirmer que son portable n'est pas déchargé et de réfléchir à la première phrase qu'elle va prononcer : mutine, taquine ou détachée ? À sa surprise, la femme sent un soupçon d'excitation à la perspective de la concrétisation de ce qu'elle vise, après tout ce temps, toutes ces entremises. À bien y réfléchir, elle n'aura pas ménagé son énergie et ses capacités pour ferrer ce gros gibier, qui ne se doute même pas que le lieu, le moment et le choix ne lui appartiennent pas, comme si son libre arbitre avait été déposé à l'entrée, derrière la vitre, et que son avenir était déjà tout tracé après cette rencontre avec cette femme, ses idées et ses souhaits. D'un bref retour en arrière avant de se lancer, la femme se dit qu'elle a bien fait de piocher celui-là parmi les prétendants qui lui avaient été présentés lors de ce gala. Il faut signaler qu'elle avait mis le paquet, avec robe fuseau et faux cils démesurés, contre lesquels aucune parade masculine n'est de taille à lutter. Il ne s'est alors plus agi que de piocher, à la manière d'une sélection dans un panier de friandises qui lui aurait été proposé, avec la certitude qu'elle aurait toujours la capacité de changer d'avis et de recommencer, puisqu'elle était la reine de la soirée.

Un raclement de gorge intempestif tire la femme de ses pensées, ce chauffeur qui la replace dans la réalité avec la course à régler. En s'acquittant de son dû, la femme peste contre ce temps perdu, alors qu'elle devrait déjà être en train de parader devant cet homme qui la comblera telle qu'elle l'a toujours mérité. Bien que le chauffeur prononce des paroles de civilités, et même un peu plus, de ce qu'elle ne fait pas l'effort d'écouter, elle quitte la voiture sans un merci, sans se retourner, déjà en train de scanner la devanture du restaurant et de repérer cet homme qui l'attend. Même si la nuit est douce, en cette soirée d'été, la femme ne peut s'empêcher de frissonner, comme un rappel que le corps tient à lui signifier, que la tête sait, mais ne sent pas, et qu'elle devrait s'écouter, et au lieu de se limiter à analyser. Qu'à cela ne tienne, la femme hâte le pas pour se réchauffer, car il est temps qu'elle franchisse cette étape-là, que l'on passe à la suivante, avec une officialisation, un déménagement et une cohabitation charmante ; et elle entend au même moment son ventre gargouiller, pour lui rappeler encore qu'elle est incarnée. Du groom qui l'accueille et lui tient la porte avec générosité, au vestiaire qui la déleste de ce qui l'encombrait, en passant par la musique suave qui est diffusée, la femme se félicite de cet inventaire tel qu'espéré et arbore son plus beau sourire, tandis qu'elle se rend à la table qu'on lui a désignée, où patiente avec discipline son partenaire de jeu pour la soirée, voire plus si affinités. Le ballet de charme et de séduction peut commencer.


Certitude - www.laurenthellot.fr

Le jour est encore loin d'être levé à présent, et sous la Lune grise, la femme ne cesse de rager, à la fois consternée et en colère de s'être laissé bernée, elle qui vient de quitter l'appartement de ce type qui l'a proprement ignorée, une fois ses pulsions apaisées. Du Don Juan remarquable qu'elle convoitait, elle n'a eu droit qu'à un vulgaire lapin qui a fini décérébré dès franchi le seuil de la chambre à coucher, une déception monumentale, un comportement primal, comme si elle n'était plus qu'un basique cadeau à consommer avant de jeter, et l'emballage, et l'objet, puis de retourner se coucher et ronfler. Il lui a fallu toute son éducation, et quelques instants de réflexions, pour que la femme finisse par reconnaître que mettre le feu aux rideaux de la fenêtre ne constituait pas la bonne décision, surtout si elle ne voulait pas finir en une des journaux à sensation. En revanche, plonger le téléphone portable de monsieur dans le fond de champagne tiède qui stagnait dans le salon, et balancer les clés de sa voiture du haut du balcon avaient constitué un dérivatif acceptable à sa consternation formidable. Il lui restait à présent à retourner chez elle, dès que ce fichu taxi se sera annoncé, pour qu'elle puisse se plonger dans un bain bouillant et dissoudre ses ruminations sans perdre un instant.


« Encore vous ? »

À cette interjection, la femme fronce les sourcils de stupéfaction, que ce chauffeur s'arroge le droit de cette familiarité. Cette saute d'humeur passée, elle commence cependant à se remémorer les traits de cet homme discret qui l'a conduite à ce rendez-vous dévoyé, presque soulagée de ne pas vivre seule ce qu'elle vient de traverser. Le trajet du retour est d'ailleurs l'occasion pour elle de s'épancher, ce qu'elle n'avait jamais fait sans l'avoir auparavant planifié ; mais l'heure, mais la soirée, mais le sourire gentil de ce chauffeur qui se contente d'acquiescer lui met du baume sur les blessures de son orgueil malmené ; et lorsque la course arrive à son terme, elle serait presque à le regretter, ne seraient-ce les mots qu'elle entend avant que la portière ne soit refermée : « Appelez-moi quand vous voulez ». La carte de la compagnie de taxi dans les mains, la femme pousse un soupire et se remet à sourire, avec une pensée qui jaillit et ne manque pas de l'intriguer : et pourquoi pas, pour une fois ?

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