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Charlatan



Charlatan - Laurent Hellot

Devant sa télévision, l'homme demeure plongé dans ses réflexions ; à bien y regarder même, cela fait longtemps qu'il ne suit plus l'émission, à se demander pourquoi il ne tourne pas le bouton, afin que la pièce ne soit plus envahie par le son de ces publicités et de leur pollution. Le bruit de cet écran, les couleurs aux tons bien trop brillants ne semblent cependant pas déranger l'homme en question, comme si ce vacarme était naturel et devait exister sans condition. Si l'on observe de plus près cependant, le chat dans un coin paraît froncer son museau tout le temps et personne dans la pièce n'entend plus à l'extérieur les oiseaux et leurs chants. Le spectacle cathodique emplit tout l'espace comme un chapiteau de cirque, avec ses présentateurs braillards, ses bannières et ses étendards, barnum complet qui n'a plus l'heur de toucher l'unique spectateur, perdu corps et biens sans plus de conscience ni du jour ni de l'heure. Ce pourrait être un dimanche, un beau milieu de nuit blanche, une soirée planifiée pour dévorer les séries sans arrêt que cela ne ferait aucune différence pour cet homme qui a fini par considérer cet écran et sa présence comme banals en somme, au même titre que la lampe, l'évier ou le sommier, un accessoire du décor qui avait peut-être une utilité alors et qui n'est à présent plus utilisé que par réflexe, sans plus de pensées.

De l'extérieur, le scène paraît irréelle, avec un être humain qui semble avoir une présence identique à celle de la vaisselle qui traîne sur l'évier depuis la veille, manifestant autant d'énergie que son chat endormi. Il est cependant clair qu'il a les yeux ouverts, fixant le vide comme si le plafond était de verre et qu'il était en train de planer dans l'atmosphère. Le plus étrange reste que cela n'a pas l'air de lui poser question. On pourrait tout aussi bien lui gratter la tête ou baisser son pantalon que cela n'entraînerait aucune réaction. Aux dernières nouvelles, cet homme était bien vivant, avec une vie animée, des amis présents, mais là, en ce lieu, devant cet écran, le voici transformé en gisant, de l'ordre de la momie oubliée depuis des années et sur laquelle on va s'extasier de la retrouver si bien conservée. À croire que cette technologie devant laquelle il est planté n'a d'autre but que d'hypnotiser...

Le temps passe sans que ne se manifeste aucune réaction sensée, la démonstration que cet homme est encore cérébré, qu'il coule en lui un minimum de vie, qu'une conscience le distingue de son lavabo qui fuit, lequel présente ainsi plus d'activité que lui. Il n'est pas très clair d'ailleurs à quel moment le décalage s'est accompli pour qu'il se transforme ainsi en observateur figé dans sa propre réalité, sans même le désir de sortir de cet état larvé, à croire qu'une habitude s'est installée de se poser devant cet écran et de s'y liquéfier. Il ne semble pas y avoir de hiatus à ce qu'un être humain devienne une telle plante verte face à ce qui est censé singer la vérité, ces animateurs trop maquillés, ces rires forcés, ces lumières exacerbées, ce théâtre grotesque où tout est déformé. Se dissoudre et renoncer à toute volonté ressemble de plus en plus à une activité en soi, pour s'oublier, se dédoubler, se fondre dans l'irréalité sans questionner le sens de cet abandon de son identité ; ce n'est plus un homme qui existe en cette journée, mais un corps dont la conscience aurait été débranchée, laissant à d'autres le soin de s'en occuper.

Le plus étrange cependant demeure que cette passivité n'a pas l'air de choquer, comme si oublier en totalité qui l'on est constitue la chose la plus naturelle du monde à réaliser. Il ne s'agit pas là d'apaiser l'esprit pour lui offrir un répit, mais bien de le gaver avant même qu'il n’ait compris ce qui est en train de le submerger, trop tard pour être à même de le surmonter. Cette absence à lui-même, ce vide au sein duquel il a plongé ne perturbe pourtant pas vraiment l'homme, avec le sentiment d'un interrupteur que l'on aurait débranché, offrant la grâce ne plus avoir à penser l'objet même d'exister, mais laissant passer le temps jusqu'à la prochaine journée, en un cadeau qui remplit cet espace qui, jusque-là, n'avait pas d'utilité. Les pensées qui volent de tous côtés ne débouchent sur rien de concret, brassage d'impulsions et d'idées qui n'ouvrent à rien qui n'aide à avancer, comme une nébuleuse et pesante purée qui finirait par tout engluer. Cette pause n'en est pas une : elle n'est qu'un prétexte pour s'oublier, renoncer à ses envies, s'extraire du monde et de la vie, ne plus être qu'un fantôme dans l'infini.

Au beau milieu de cette errance louvoyant entre nonchalance et insignifiance, l'homme ne se sent ni heureux ni triste, juste surpris d'avoir abandonné avec autant de facilité, à la fois perdu et soulagé de ne pas trouver de solution pour se ressaisir et bouger. À ce stade, il n'aurait ainsi pas d'autres choix que de laisser le piège se refermer, avec l'indifférence d'y finir emprisonné, pour peu que cela emmène vers une autre journée. Le plus surprenant est l'absence de culpabilité, comme un marin qui regarderait son bateau sombrer et n'essaierait même pas d'écoper. La vacuité des années écoulées, le non-sens de ce qui a d'ores et déjà été réalisé, succession de quêtes de consommation, sans création ni illumination, paraît avoir dorénavant pris le dessus sur toute autre considération : quitte à vivre en pleine absurdité, autant ne plus rien assumer !

Le bruit de la publicité, les flashs criards des images saccadées, la pesanteur qui paraît avoir tout écrasé ; l'homme n'est plus vivant, il est sédimenté, au point qu'une crampe violente s'en vient saisir son mollet. La douleur brutale, insupportable le remet soudain illico dans la réalité, avec l'urgence de trouver à tout prix une solution pour faire cesser cette souffrance qui ne peut pas durer. D'un geste, l'homme saisit sa jambe, non sans manquer de crier, s'essaie à masser avec maladresse ce mollet qui s'est mis à l'agresser, souffle pour canaliser la tension qu'il sent monter, bouger d'un côté et de l'autre pour essayer de trouver une position confortable à équilibrer. Ses efforts ne sont pourtant pas couronnés de succès, et voilà l'homme en lutte avec son corps qui lui renvoie où il en est. Il n'est plus question de s’oublier, mais bien de se reconnecter dare-dare à l'ensemble de ses muscles et de ses idées pour trouver une réponse afin d’apaiser cette jambe qui n'en peut plus d'être paralysée. L'homme se voit d'un coup mobiliser de tous côtés, s'agiter, sautiller sur un pied, en contorsionniste improvisé. Le calme et la passivité ont vite été effacés, face à ce besoin de mouvement contre lequel il est inutile de vouloir négocier ; l'instant est à l'action, contraint et forcé ! Et surtout à couper ce bruit qui ne cesse d'importuner, cet écran qui n'aide pas du tout à s’apaiser ; d'un geste rageur, l'homme éteint alors la télévision, et la seconde d'après, il sent son cœur se ralentir, se muscles se détendre, sa respiration s'apaiser, comme s'il redécouvrait toutes ces sensations qu'il avait négligées.

À présent debout au milieu de son salon, l'homme a soudain l'impression de sortir d'une autre dimension pour revenir sur Terre, dans la matière, avec, dans sa jambe, le souvenir d'une légère tension. Ni une ni deux, le voici aussitôt qui file dans sa chambre, s'habille dignement, passe un coup de téléphone pour organiser un regroupement, et il sort dans la rue, en souriant, à la rencontre de ses amis qui l'attende à présent. Et tandis qu'il marche en souriant, l'homme s'entend dire clairement :


« Il était temps ! »

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