Escalade
Du haut de ce sommet, le randonneur observe le jeu du vent et des nuages, en une danse qui ne cesse jamais. Absorbé par ce paysage, il en oublierait même la dureté de son trajet, ces espoirs, ces mirages, cette solitude et ces partages, avec la Nature en hommage. De voir ainsi la vaste étendue sur laquelle il a erré sans but le ramène à sa condition de petit homme perdu à la recherche d’une solution et d’une issue. Devant une telle beauté, face à ces mille détails qu’il ne réussit pas tous à embrasser, le randonneur oscille entre vertige et félicité, dans un basculement qui menace de le faire tomber s’il ne se concentre par sur qui il est. Une bourrasque ponctuelle l'oblige d’ailleurs à se cramponner à un amas de rochers, encore et toujours sauvé par la Terre qui l’a porté. La main sur ces pierres, le randonneur revient à la réalité, cette nécessité de se relever et de bouger pour ne pas finir frigorifié.
Cette fois debout, le randonneur n’en revient pas du parcours qu’il a effectué, comme s’il avait été poussé par une force qui le dépassait, certes conscient de ses actes et de sa volonté, mais de temps en temps bousculé pour changer ses projets, bivouaquer plus longtemps que prévu à la suite d’une pluie drue, faire un détour face à un torrent qui charriait troncs et boues, improviser une étape pour la simple joie d’admirer une famille de marmottes avant qu’elle ne se carapate. S’il savait que l’aventure serait particulière avant de se lancer dans cette randonnée, avec pour seul objectif d’apprendre et de partager, il ne s’attendait certainement pas à aller aussi loin, à perdre presque tout en chemin, des compagnons qui l’ont suivi pendant plusieurs nuits, des provisions qui ont été, ou consommées ou données, des illusions qui ont été balayées, des rêves qui se sont évaporés ; mais, contre toute attente et face à cette adversité, il a toujours conservé une posture bienveillante, un espoir que cela pouvait s’arranger, d’abord parce que c’est ainsi qu’il est fait, mais aussi grâce à des hasards qui se sont invités : des buissons de myrtilles et de baies pour se sustenter, un chalet abandonné pour s’abriter, une météo qui s’éclaircissait après l’orage traversé, comme si le monde ne voulait pas nécessairement l’annihiler, lui l’intrus qui s’est cru un génie avant de redécouvrir l’humilité, mais au contraire lui montrer d’autres chemins que ceux qu’il voulait à tout prix emprunter. Quelles que soient les compétences qu’il peut se reconnaître, le randonneur doit cependant bien admettre que ces aléas l’ont poussé dans ses retranchements, avec la nécessité de parvenir à des solutions innovantes quand il se trouvait confronté à ce qu’il n’avait ni imaginé ni anticipé. Il n’est pas sûr qu’il aurait même atteint cette montagne s’il n’y avait eu des épreuves et ces drames qui lui ont fait découvrir ce qu’il ne voyait pas, une autre façon d’avancer pas à pas, une manière différente de remonter la pente, non pas à la force des bras, mais en suivant une voie qu’il n’avait pas aperçue jusque-là. Il ne fait pas de doute qu’il a puisé au plus profond de ses ressources pour accéder à ce pinacle, voire pour éviter les ours avant qu’il ne l’attaque, mais ce qui le surprend encore ici et aujourd’hui est de se voir en vie. Certes, il est couvert de cicatrices et de blessures, comme cette fois où il a basculé dans un précipice et qu’il a crû à la fin de son aventure, mais de chaque chute, de chaque choc, il a su se redresser, alors qu’il croyait qu’il ne pourrait pas repartir après être tombé si bas. L’enchaînement de toutes ces catastrophes et ces aléas a bien failli le persuader qu’un mauvais génie n’avait rien trouvé de mieux que le torturer pour s’occuper, sauf que le voilà maintenant sur ce sommet, seul rescapé, heureux, victorieux et soulagé, même s’il ne veut pas encore s’essayer à deviner de quoi sera constitué la suite du trajet.
Sur ce trait d’horizon, le soleil a cependant cessé son ascension et descend petit à petit vers d’autres dimensions, en laissant place à la nuit et à des oraisons. Avec ces ombres qui s’allongent, cet air qui fraîchit, le randonneur a la sensation de basculer dans l’infini, un autre monde que celui qui l’a porté jusqu’ici, comme si s’ouvrait un nombre de portes et de possibilités qui lui donnent le tournis. De son point d’observation, le randonneur ne ressent pourtant pas le besoin de retourner dans cette maison qu’il a quittée et dont il ne retrouverait probablement pas le chemin, depuis tout ce temps écoulé. Il ne fait aucun doute qu’elle héberge déjà d’autres qu’elle pourra protéger et à qui elle offrira de se poser, mais pour ce qui le concerne, la page est tournée, sans aucun regret, plus une surprise de ne pas vouloir y réemménager, comme un cocon qui ne peut plus être réutilisé. Tout ce qu’il a construit ne fait plus sens aujourd’hui, à cet instant où les premières étoiles percent le voile de la nuit. De ce qu’il avait accumulé, de ce qui lui paraissait précieux et à sauver, il ne demeure plus d’envie de le garder, comme si le sac à dos qu’il avait porté durant cette montée lui suffisait à présent pour pleinement continuer, ni trop lourd ni trop léger, en un parfait équilibre entre les souvenirs qu’il choisit d’emporter et ses désirs de liberté. La venue de cette obscurité qui s’annonce ne l’effraie pas, au contraire l’intrigue de voir ce qui se proposera en autant de surprises qu’il ne fuira pas, mais accueillera comme il le pourra, avec bienveillance et curiosité comme à chaque pas qu’il a fait pour arriver là. De constater combien il ne s’est jamais ennuyé le ravit aussi, même s’il aurait préféré parfois un peu de répit, pour prendre le temps de savourer ce qui lui est transmis, pour s’offrir d’explorer ce qu’il n’a jamais compris, pour oser entendre ce qui lui est dit et ne pas pester de ne pas comprendre ce que lui propose la vie. Avec une certaine étrangeté, le randonneur doit reconnaître qu’il est apaisé, que ses tourments et ses doutes sont du passé, à présent que se propose une nouvelle route à l’orée de cette journée. Il n’est plus question de redouter un danger, après tous ceux qui ont déjà été surmontés, il n’est plus possible de se croire faillible, après avoir atteint ce somment, il n’est plus envisageable de redouter l’innommable, après la chance qui l’a accompagné. Il ne s’agit pas d’inconscience mais de confiance, d’irresponsabilité mais de sérénité, de lâcheté mais de liberté. De ce point de vue unique, magique, le randonneur accueille ainsi la Lune qui est en train de monter, heureux d’enfin être capable de la contempler, sans crainte qu’elle ne révèle les failles et les faiblesses qu’il s’attribuait, à l’inverse fasciné de tout ce à quoi il a enfin accès, sans plus chercher à percer les secrets qui le taraudaient, en ce jour où l’équilibre est enfin posé, entre ses aspirations et ses regrets, entre ses émotions et ses pensées, entre les espoirs et la réalité.
Alors qu’il s’apprête à choisir sa destinée, le randonneur écoute les murmures de son cœur apaisé et, débordant de gratitude et de félicité, il envoie la plus simple des prières à l’éternité :
« Merci de m’avoir offert la grâce de la vérité »
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