Inondations
Dernière mise à jour : 22 janv.
Voir la vague arriver, et ne pas bouger.
Entendre le grondement des flots, et choisir de rester.
Sentir les tremblements du sol dégorgé, et décider de les confronter.
Le fleuve qui se déverse et charrie l'ensemble de ce qu'il a trouvé à ravager ressemble à présent plus à un monstre débridé qu'à ce dieu nourricier, propre à irriguer et fertiliser. Sa furie boueuse dévore tout ce qui se trouve sur son passage, de pont de bois en pentes herbeuses qu'il destructure jusqu'à les pulvériser et les dissoudre dans le débit colossal qu'il a constitué, pour les disperser à terme dans l'océan au sein duquel il va s'oublier. Chaque construction, chaque habitation, chaque dénivellation est percutée, absorbée et ravagée, dans une frénésie d'annihilation, juste par le fait de s'être trouvée sur les rives de ces eaux qui se sont débridées, devenant dévoreuses de tout ce qui est à leur portée, et non plus source de vie et de paix.
De l'arbre sur lequel il est monté, l'homme ne sait pas s'il verra la fin de cette journée, tant la puissance et la violence de ces remous menacent de tout emporter. S'il a bien vu la couleur de l'onde changer, passer de claire à troublée, il ne s'attendait pas à ce déferlement démesuré qui remodèle le paysage à coups de vagues déchaînées, et il a tout juste eu le temps de grimper dans cet arbre au pied duquel il se trouvait pour ne pas être emporté.
De son perchoir improvisé, il a tout le loisir de contempler les environs, transformés en marécages illimités, de la ferme voisine qui ressemble à présent à un îlot esseulé, aux prés alentour d'où surnagent quelques souches et des bovins balourds, retranchés sur des monticules de plus en plus cernés. La rapidité impressionnante avec laquelle tout a été submergé ne cesse de le surprendre, lui qui a connu toujours ce fleuve dont la langueur et la bonhommie du flux le rassurait ; et voici qu'en ce jour, il exprime une couleur, une rage qu'il n'aurait pas imaginée, sans que la cause n'en soit encore déterminée. Le plus étrange en effet est qu'aucune pluie d'une particulière intensité n'est venue troublée le ciel de ses nuages empesés. Aucun préavis humide et disproportionné n'a permis de laisser croire à ce qui est en train de se passer : le retour à une Nature féroce et sans pitié.
En cet instant où il se sent en relative sécurité, l'homme ne peut s'empêcher de se demander quand ce chaos va se stabiliser, et s'il pourra redescendre en ayant pied. À cette heure, il ne discerne en effet plus le sol, et rien ne donne à penser que le reflux est prêt de s'annoncer. De ses projets bien organisés, de sa vie bien réglée, de ses ambitions bien assumées; il ne reste plus rien qui ne soit questionné par ce qui est en train d'arriver, ce grand ménage qu'il n'avait pas envisagé, où tout va être remis à zéro, rincé à grandes eaux, transformé de bas en haut. La vitesse avec laquelle cela s'est manifesté, la frayeur intense qui l'a saisie quand il a compris qu'il risquait d'y passer, l'urgence de ne pas s'abandonner et de se préserver, et la vision salvatrice de cet arbre qui s'est manifesté lui ont donné le sentiment de jouer sa vie sur un coup de dés, en espérant que va se dessiner une issue qu'il ne saurait encore deviner. Il a beau être sorti d'affaires, ne pas avoir été emporté, il n'en demeure pas moins qu'il est sur une branche, les pieds dans le vide, avec pour seules ressources son espoir et la confiance que tout va s'arranger. De tout ce qu'il avait construit, de tout ce qu'il avait planifié, plus rien ne surnage et il semble peu plausible qu'il subsiste quoi que ce soit à sauver. Le voilà en complète dépendance d'un Ciel qu'il n'a jamais invoqué dans les choix qu'il a faits, d'une Providence après laquelle il n'a jamais guetté dans les routes qu'il a empruntées, d'Anges Gardiens dont il doute même qu'ils puissent exister quand il s'est manifesté les aléas qu'il a traversés ; à ce stade, il n'est plus que ses mains, son cœur et son esprit pour lui confirmer qu'il est encore en vie, esseulé et transi.
Tout à ses réflexions, centré sur lui et ses émotions, l'homme ne prend plus garde à son environnement et ce qui est en train de se jouer. Dans son élan d'expansion, le fleuve a en effet effacé tous les obstacles de l'horizon, pulvérisant murs et limitations, rasant les barrières et les constructions, pour ne plus offrir que la ligne claire de ses eaux aux reflets profonds. Ses vagues ont emporté débris et scories, tous ces déchets qui peu à peu pourrissaient son lit, toutes ces ruines qui parlaient d'un passé honni, pour ne plus proposer que surfaces rases sous les remous qui continuent de l'agiter, en un ultime tri de ce qui doit partir et de ce qui peut rester, de ce qu'il était inutile de faire grandir et de ce qu'il était juste de préserver, parce qu'à sa place légitimée, parce qu'en capacité de résister à tout danger, parce qu'à même de constituer les bases solides sur lesquelles tout reconstituer. L'intensité avec laquelle cela s'est manifesté montre certes une brutalité qui n'était pas attendue ni espérée, mais nécessaire pour ne plus tergiverser, vitale pour tout régénérer, capable d'offrir à chacun de se réinventer sur une Terre régénérée. Et si l'homme ne ressent pour l'instant que détresse et anxiété, l'arbre sur lequel il s'est perché lui offre l'asile et la stabilité qui vont l'aider à s'apaiser, malgré les doutes, malgré la déroute, malgré la disparition de toutes ses routes. À ce stade, le choc de la métamorphose en train de se manifester occupe l'ensemble de son esprit, à questionner ses choix et sa survie, mais l'essentiel est en train de se jouer autour de lui, et s'il est encore là, c'est parce qu'il sera un des rares à pouvoir surmonter ce cataclysme-ci, pour être celui qui sera en capacité de tout reconstruire dans l'harmonie, même s'il ne l'a pas encore compris. Et si, de son perchoir, l'homme laisse passer les jours et les nuits, de plus en plus seul, de plus en plus démuni, effaré de devoir traverser une telle épreuve, l'Univers n'a pas oublié pourquoi il est ici, et le matin où il pourra reprendre pied lui est promis.
Et c'est alors qu'il s'apprêtait à tout lâcher, épuisé de solitude et de faim, usé de toutes ces journées à désespérer, que l'homme remarque un brin d'herbe en train de pointer de sous la surface des eaux qui ont commencé à baisser. À bien y regarder, en dessous de lui, le fleuve paraît en effet peu à peu se calmer, revenir à un état où il est possible de le fréquenter, où il est envisageable de fouler la terre ferme sans s'y noyer, où il est logique de s'y aventurer sans risquer sa peau et se noyer. Et cette révélation fait pleurer de joie et de soulagement l'homme qui ne croyait plus que ce jour allait enfin arriver, en un mirage que tous ces rêves portaient. D'un geste prudent, il amorce sa descente, aussi fragile qu'impatient de se reconnecter à ce monde duquel il était écarté, aussi surpris que conscient que cet instant puisse enfin arriver. Et tandis qu'il pose le pied sur ce sol qu'il avait déserté, l'homme regarde sa main et ne peut s’empêcher de sourire à la vue de ce qu'il tient dans son poing serré :
une branche de laurier, cet arbre qui l'a sauvé.
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