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La réalité


La Réalité - www.laurenthellot.fr

Du haut de sa fenêtre, le chat observe l'horizon, fait à la fois d'écume et de collines vertes, dans cette singulière maison au bord de la falaise, aussi près qu'elle pourrait l'être. À l'abri des embruns et du souffle des vents que le ciel pousse sans ménagement, le félin ne perçoit ni l'humidité ni la rudesse du temps, dans une complète indifférence et immobilité à ce qui ne serait pas le présent. Des goélands qui passent en criant, des nuages qui défilent en un instant, l'animal ne perçoit pas les efforts ou les déchirements, conforté qu'il est dans sa sécurité par le feu de cheminée ronflant. Se léchant la patte, il signifie d'ailleurs qu'il est le roi de cet instant, à l'écart mais au centre des éléments, en recul mais au cœur du vivant, par la grâce de cette demeure qui l'accueille séant ; et tandis qu'il s'étire, il tend une patte et bondit aussitôt, surpris du fracas d'un vase qui s'écrase au sol et qu'il a poussé en faisant le gros dos.

Une voix qui fulmine, un pas qui s'approche, une main qui se tend, l'attrape au col, ouvre la fenêtre et le balance au-dehors sans ménagement, voilà le chat qui se prend dans les moustaches la réalité du monde qu'il contemplait avec un dédain évident ; la fraîcheur et les gouttes de pluie, la fureur d'un océan qui signifie à la Terre qu'elle est en sursis.

Surpris autant que choqué, le chat tourne la tête vers celle qui l'a expulsé, avec le secret espoir de se faire pardonner ; mais au derrière des vitres, il n'y a plus personne à amadouer, seul le souvenir de cette douillette retraite dont il a été extirpé. Il ne lui reste plus qu'à trouver un abri pour panser les plaies de son orgueil meurtri, avant qu'il ne finisse trempé de la tête aux pieds.

Cheminant le long des murs ruisselants, le félin pose ses pattes avec précaution sur les carreaux de ciment, soucieux de ne pas se couvrir de l'eau ou de cette boue que font déborder les éléments. Sa progression le fait ainsi ressembler à un fakir qui s'efforcerait d'avancer sur des charbons ardents, sans compter les goélands dont les rires récurrents lui font serrer les dents, à la fois de ce cheminement humiliant et de l'impossibilité d'aller plus vite vers le prochain abri en suivant, afin de se soustraire à leur jugement ricanant.

Un porche accueillant lui prodigue enfin le secours auquel il aspirait au fur et à mesure de sa progression lancinante, à tout le moins pour se pourlécher et retrouver sa dignité. Ce n'est certes pas le confort duquel il s'est trouvé éjecté, mais cela lui suffira pour se remettre de cette transition en toute brutalité. Prenant le soin de se lécher, il s'évite ainsi de se remémorer la raison pour laquelle il est de la sorte passé d'un havre de paix au chaos généralisé.

Remis de ses émotions, le chat jette de nouveau un œil vers la maison qu'il a quittée, avec une pointe de nostalgie, mais aussi la certitude qu'il n'y retentera pas sa chance avant la nuit tombée. Lui qui envisageait de se faire dorloter, il doit se rendre à l'évidence que ce ne sera pas pour cette journée, du moins telle qu'il l'envisageait. Il faut croire que ses ronronnements ne sont pas suffisants pour tout lui passer dans ce lieu dont il se croyait le maître incontesté. Peut-être serait-il temps de se faire une raison et de considérer l'endroit où il vient de s'abriter ?

Une cabane de pierres et de bois, ancienne bergerie que les années ont oubliée, la reléguant au rang de vestige du passé ; tel est l'environnement qui se tient devant le chat dépité. De sa porte entrouverte, ne respire plus que le silence étouffé, au lieu et place de la vie qu'elle abritait ; et c'est par cet interstice que le chat choisit de rentrer.

L'obscurité est d'abord ce qui se propose, en un voile qui ne serait pas encore levé, avant que ne s'invite la métamorphose d'un environnement oublié : des tas de paille, des outils rangés ; une échelle qui conduit à un étage empoussiéré. Devant ce spectacle, le chat ne se laisse pas impressionner, lui qui vadrouillait de tous côtés, avant de se faire apprivoiser. Il renifle à droite et à gauche, pour se repérer, choisir s'il y a sécurité ou danger dans ce lieu qui ne l'a pas invité. Le constat en est rassurant pour le félin, qui a ainsi l'occasion de se remettre de ses émotions, dans la paille enchevêtrée ou dans ce coin au fond, afin de poursuivre la pause douillette qu'il avait envisagée. Restera à savoir si les habitants de la demeure d'origine daigneront derechef lui fournir à boire et à manger, ou s'il devra ensuite s'abaisser à chasser. Il lui faut en effet reconnaître que cela ne lui était pas arrivé depuis une éternité, à se faire chouchouter et papouiller sans avoir à rien quêter.

Progressant dans la pièce, le chat se prépare à sa future sieste, quand un bruit le fait s'immobiliser ; des frottements, des feulements ; une agitation brouillonne, comme celle d'enfants. Cessant ses mouvements, il prend le soin d'écouter tout, de l'éclat des gouttes d'eau qui s'écrasent sur les tuiles aux reflets luisants, des grincements des huisseries malmenées par le vent, de l'agitation bavarde des volatiles qui luttent à l'extérieur contre les éléments. De ce constat, il ne ressort qu'une chose : le bruit ne venait pas de cet ailleurs envahissant.

Levant la tête, le chat se met à considérer cette échelle à l'angle d'une fenêtre, qui conduit au niveau supérieur le surplombant. Et c'est à cet instant que se font entendre de petits tapotements, comme une cavalcade sur le plancher branlant. Curieux autant que furieux de ne pas pouvoir juste poser son séant, le félin décide d'entreprendre l'escalade des barreaux qui vont le conduire vers cet étage où se manifestent tous ces sons intrigants.

Une lucarne éclaire l'endroit de rais de lumière vacillants. Dans un coin, un vieux panier éventré git sur son séant, tandis qu'un amas de bouteilles de fer et de verre s'empile sans aucun ordonnancement. Le décor qui se dévoile ainsi ne propose pas plus de réponse à ce qui aurait généré ces bruits ni de satisfaction au chat d'avoir grimpé jusqu'ici, aucune couverture ou canapé ne s'offrant à lui. Alors qu'il allait rebrousser chemin, un mouvement furtif attire l'attention du félin, le mettant en position de se défendre à l'instinct.

La forme d'une oreille minuscule, les traits de moustaches qui ondulent, et un museau tacheté qui émerge du crépuscule : l'intrus daigne enfin se dévoiler, en la manifestation d'un chaton apeuré, tout autant surpris que celui qui vient de le débusquer.

Plus qu'étonné, interloqué, le chat s'approche à pas comptés, se demandant bien comment un tel spécimen a ainsi pu trouver ici refuge sans qu'il en soit informé. En face, son vis-à-vis lui renvoie un regard oscillant entre soulagement et joie de le rencontrer, heureux de cette visite inespérée, au point de ne même plus attendre et de bondir pour se présenter, s'enrouler entre les pattes de ce congénère qu'il est ravi de croiser. Embarrassé de ces manifestations câlinées, le chat peine à conserver son autorité, hésitant entre massif rejet et tendresse innée, pour au final se laisser amadouer. Se pelotonnant lui aussi autour de ce petit être paumé, il prend la direction du panier, pour s'y lover, avec le chaton en son giron.

Il n'est soudain plus question de refuge ni de dignité, de râler ou de retourner vers l'endroit qu'il a quitté : pour le chat, ces heures pluvieuses et venteuses sont la plus belle des journées, celle où se confronter à la réalité lui a permis de s'ouvrir à ce qu'il n'aurait pas imaginé,


une rencontre qui fait grandir et partager.


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