Le grand saut
Du haut de ce promontoire où l’on a choisi de bivouaquer, on aperçoit les lumières du soir dans la vallée, constellations de demeures et d’éclairages qui dessinent la ville sur le paysage de l’obscurité. Les vacillantes lucioles qui constituent ainsi la confirmation de la présence de l’humanité sur cette Terre qu’elle a foulée paraissent si fragiles, perdues au sein de cette nuit étoilée, minuscules affirmations de son droit à exister.
De cette montagne que l’on a escaladée, on se sent à la fois victorieux et isolé, enfin si proche du sommet, mais aussi loin de cette animation, de tous ceux que l’on aime et que l’on a croisés durant ce périple vers plus grand que ce que l’on a jamais été. Le sentiment que l’on ressent oscille ainsi entre fierté et tristesse, d’avoir choisi de tout abandonner derrière, sans plus de frein ni de lien, mais inaccessible à présent.
De cette position dans les nuées, l’on peut à loisir décider de se plonger dans les cieux ou les fourrés, sans même bouger les yeux pour que tout soit à portée. La vision que l’on découvre du monde est de celle qui n’aurait jamais dû nous quitter : relié à la Terre et au Ciel sans se dissocier, en lien avec soi et l’immensité, même si apparaît de la sorte la relativité de notre singularité.
De cette place où l’on se situe, on choisit de faire un feu, non pour signaler que l’on est là ni même que la progression est bien assurée, mais pour se plonger dans les flammes dansantes, s’y perdre et s’y lover, éclairs d’énergies chatoyantes qui nous ressourcent et invitent à partager, la chaleur, les couleurs, peut-être aussi la douleur, si l’on ne prend pas garde à trouver la juste distance à respecter.
De ce camp de base que l’on a établi, il n’est que la Lune, un renard intrigué et quelques chauves-souris pour toute compagnie, en autant de curieux et de veilleurs de notre nuit. Leurs ombres mouvantes donnent l’impression d’une entière troupe vivante, bienveillante, à nos côtés pour nous accompagner, quoi qu’il puisse se passer. Ils n’étaient pas attendus dans cette randonnée, mais ils se sont invités, en étonnante garde rapprochée.
De ce centre de vie ainsi crée, l’on devient le maître d’une cérémonie improvisée, où nos pensées, nos souvenirs, nos regrets déroulent les échos de tout ce que nous avons fait et d’aussi de ce qui ne surviendra jamais. Les méandres de leurs circonvolutions donnent à nos réflexions l’allure d’une discussion, avec en toile de fond cette lancinante question : les choix que nous avons faits étaient-ils les bons ?
L’air n’est pas à proprement parler froid, juste d’une fraîcheur à nous rappeler que nous sommes incarnés, et non pas de purs esprits se contentant de batifoler. Les vagues du foyer improvisé nous bercent de leur écume surchauffée, en autant de caresses que l’on ne rechigne pas à accepter, échos aussi de celles dont on se languit depuis des années, étincelles d’amour dont on ne peut se passer.
Si le ciel nocturne déroule un paysage illimité, la sombre teneur de sa palette offre la liberté d’imaginer tout ce qui n’est pas montré durant la journée, de vérités et de secrets, de révélations et d’énigmes, toutes ensemble entremêlées dans une ronde que notre esprit s’efforce de déchiffrer. L’homme et ses certitudes paraissent si petit, au sein de cette multitude d’infinis, si souvent étrangers à ce qui lui est pourtant montré.
Le sol sur lequel on est assis, de mousses et de feuilles, ressemblerait presque à un tapis, ne serait-ce les bruissements, crissements, craquements qui le traverse sans répit, comme s’il était vivant et prêt à jaillir, s’écrier : « Me voici ! Surpris ? » S’imaginer ainsi entouré, bercé, et dorloté donne à cette nuit solitaire l’image d’un banquet où l’on serait le principal invité, sans l’avoir anticipé.
À ce moment, il n’est pas encore l’heure de penser à la journée qui nous attend, mélange de rêves et de projets qui ne sont que dans les brumes de possibilités, autorisant tout et n’importe quoi à se concrétiser. Si le but de ce voyage n’a pas été réfléchi, il commence pourtant à dessiner la forme d’un trajet que l’on aurait choisi, ambitieux, valeureux, bien au-delà de ce que l’on aurait cru, si on nous l’avait dit.
À ce stade, il n’est que le présent, fait de ce souffle qui nous a portés si longtemps, de ces idées glanées dans le vent, de ces rencontres d’une vie ou d’un instant. Il demeure cependant délicat de ne pas se projeter vers ce que l’on espère ou que l’on croit, au lieu de savourer ce que l’on a, et l’on doit combattre ces vieux réflexes ancrés bien plus profonds que ce que l’on voit.
Confronté à notre propre existence, sans plus tricher, sans craindre une méprise ou une ressemblance, il n’est pas facile de maintenir une confiance en nos possibilités, tant la dureté avec laquelle nous jugeons nos capacités fait de nous le pire des bourreaux et des boulets, limitant, contrariant nos élans pour les maintenir tapis sous un monceau d’excuses et d’alibis répétés jusqu’à se persuader de leur réalité.
Si le réveil qui nous attend sera tout autant constitué de doutes et de lassitude de devoir encore et toujours continuer de l’avant, en dépit de ce voyage des plus rudes, de la langueur de cette solitude, la magie de cette soirée aide à oblitérer ce qui ne manquera pas de se renouveler, la fatigue, l’errance, notre perpétuelle fragilité face à ce que l’on se propose de rencontrer.
Un frisson nous saisit, symptôme passager d’une frayeur qui n’est pas encore digérée, de notre incapacité à entendre tout ce que l’on pourrait oser, si l’on s’écoutait, si l’on s’octroyait la confiance qui nous révèlerait. D’un geste des bras, on s’étreint, manière de se rasséréner, et de s’autoriser le droit d’une faiblesse qui ne va pas durer, simple hiatus sur la route vers la puissance que l’on est en train de retrouver.
Le hululement d’une chouette vient nous rappeler que la veillée est bien avancée et qu’il est l’heure de se coucher, sans qu’il s’agisse d’une renonciation à nos ambitions avérées ; mais il ne se créera rien de bon si le corps n’est pas respecté. L’attente des braises, la couverture dépliée, le sac en guise d’oreiller : rien de plus, rien de moins pour se lover dans ce cocon étoilé qui nous emmènera bien plus loin que ce que l’on imaginait.
Sous ce ciel, sous cette Voie Lactée, l’on s’abandonne aux songes qui viennent de s’inviter, clé et indice vers tous ces mondes qui nous répondent sans arrêt. Ce voyage immobile est pourtant celui nous fait le plus avancer, dans le labyrinthe de l’Univers entier, pour nous instruire et nous guider, nous remercier d’avoir fait ce si grand saut et de continuer à l’expérimenter : celui d’exister sur cette Terre qui nous ouvre à notre identité.
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