Nocturne
Dernière mise à jour : 17 mars
Il n'a pas fallu longtemps pour que le corps caché sous les draps s'agite et sorte de son état de gisant, quittant le sommeil au sein duquel il avait plongé auparavant, pour reprendre une respiration entrecoupée de soupirs et de grognements. Le dormeur qui était jusque-là explorateur dans un voyage que lui seul reconnaîtra doit se rendre à l'évidence : c'est fini, il ne dort pas.
Un bref coup d’œil au réveil lui confirme qu'il est bien trop tôt pour ne plus avoir sommeil, qu'il devrait au contraire encore être au cœur de cette torpeur après laquelle il courait depuis le lever du soleil, dans un de ces jours où se lever revient à essayer de marcher avec des poids aux pieds, mu uniquement par la force de la volonté, tandis que tous les muscles, de la tête aux pieds, clament qu'ils n'ont pas du tout récupéré.
Fixant le plafond d'exaspération, l'homme sent en lui vaciller cette hésitation, où l'esprit n'a pas encore repris son rythme de fond, où les pensées sont encore ensuquées, où il est presque possible de replonger. D'expérience, il sait qu'il a commencé une danse, dont l'issue n'est pas encore déterminée, variation entre la transe et l'abandon complet, qui conduira à poursuivre la lévitation dans le ciel étoilé, ou bien à repartir déjà pour une nouvelle journée, de celle qui sera bien plus longue qu'envisagée.
Dans cet état végétatif, ni humain ni objet, le presque dormeur sent que la partie est jouée, comme à l'habitude de ces précédentes fois où est survenue cette anomalie de réveil inopiné et qu'il n'a plus eue qu'à acter l'échec d'une nuit au complet. Il sait d'expérience que cela le laissera frustré et énervé de ne pas comprendre de quelle manière cela a pu arriver, alors qu'à l'évidence, il avait besoin de se reposer.
Les premiers signaux d'une vigilance en mouvement, sur le point de matérialiser se manifestent par les questions qui se mettent à fuser, à la recherche du responsable d'un éventuel bruit qui aurait rompu le charme de ces heures où tout n'est que paix ; mais à cette contrariété exprimée ne répond que le silence de la pièce, de l'appartement, des voisins d'à-côté, nul responsable évident à blâmer de ce qui s'annonce comme l'échec de cette ambition d'enfin profiter d'une nuit offrant tout le loisir de se ressourcer.
C'est alors au tour du corps de se manifester, en un écho de cet esprit qui déjà se met à râler, binôme infernal qui ne réussit plus à s'accorder. Tandis que l'un réclame du calme et de la sérénité, l'autre rage et rugit de tous côtés, dans un inventaire du présent et du passé, sans but, sans objet. Ce pugilat initié dans le noir de cette chambre à coucher ressemble à la bagarre d'un koala et d'un portable branché sur une énergie dont tous deux auraient grand besoin pour se départager.
À force d'agitation et de cogitation, il faut alors se rendre à la raison : l'esprit a maintenant quitté ce lit et erre entre les souvenirs et les oublis, dans une quête frénétique pour rassasier son implacable appétit. Le corps ne peut que râler et constater qu'en dépit des membres lourds et des paupières fermées, il n'est plus possible de prétendre que la nuit peut continuer ainsi qu'elle avait commencé, sous les auspices de la détente et de la sérénité.
Dans l'huis clos de la chambre emplie d'obscurité, les méninges convoquent le linge à mettre dans la machine à laver, les courses avec la farine à ne pas oublier, un vieux dossier tombé derrière le canapé à récupérer, les pneus de la voiture à gonfler, l'heure à ne surtout pas regarder, la journée qui s'annonce compliquée avec si peu de récupération amorcée, les techniques pour que cela ne se reproduise pas la nuit d'après...
La pièce n'est plus ce havre de paix, ce lieu où peut se ralentir le rythme d'une existence effrénée, mais est devenue une arène où un unique combattant se démène pour ne pas finir submergé par un flot de considérations qu'il ne réussit plus à contrôler, apprenti sorcier sur le point de réaliser quelle force incontrôlable il a libérée, sans aucun mode d'emploi pour tenter ne serait-ce que de la canaliser.
Dans une ultime tentative de se ressaisir et de se relâcher, l'occupant du lit plonge la tête sous l'oreiller, confiant dans le fait que sa douce chaleur pourra peut-être l'aider à reprendre le contrôle sur ce qui se révèle être une tornade au parcours débridé, sans plus de garde-fous pour la canaliser, partant en rebonds à la moindre étincelle d'idée qui pointerait le bout de son nez.
La bataille s'annonce cependant inégale ; comment en effet se battre contre un adversaire qui se tient au sein de sa propre boîte crânienne, sans aucune possibilité de le bâillonner ou à tout le moins de lui montrer que cette surexcitation est vaine ? Le dormeur, à présent complètement réveillé doit reconnaître que, s'il connaissait la réponse à cette question, il serait encore en plein roupillon...
À l'extérieur, pas un bruit ne vient troubler l'atmosphère de torpeur de ce monde qui ne s'est pas encore décidé à reprendre son rythme de bruits et de fureur ; même le ronronnement de la circulation demeure inexistant et souligne l'absurdité de ce réveil inconvenant. Du plus basique pékin jusqu'au moindre mulot caché dans le foin : tous actent qu'il n'est pas l'heure de faire tout ce tintouin.
Il ne fait pas jour et, pourtant, l'homme ressemble à un ouvrier devant son four en pleine activité déjantée, au risque même de se cramer ; et tout cela dans une totale atonie et utilité, vibrionnant insecte qui n'a pas réalisé que le soleil n'était même pas levé, infichu cependant de reconnaître qu'il ne sert à rien de persévérer et qu'il ferait mieux de lâcher l'affaire et de capituler.
Abattu de tant d'incapacité, l'homme se sent prêt à allumer la lumière et à se lever, lorsque, tel un papillon devant les pupilles d'un chat intrigué, une image inattendue vient prendre toute la place dans cet esprit dérangé : celle d'une plage au doux rivage, baignée d'un océan aux reflets argentés. Comme au sein d'un paysage soudain matérialisé, on pourrait presque sentir la douceur des embruns qui viennent chatouiller le nez.
Et le cœur s'apaise, et les pensées s'allègent, et le corps reprend une position où toute tension se désagrège. D'un coup, il n'est plus question de courir partout ; soudain, il n'est besoin de penser un futur lointain ; enfin, il n'est plus que de se sentir bien. Et sans aucun préavis aucun, le dormeur redevient ce rêveur plongeant dans des horizons lointains, sans plus de souci ni d'agenda ni d'heure, juste au creux de son bonheur.
Aussi, quand les paupières se rouvrent enfin, la sensation de confort évident, la joie d'avoir enfin dormi pleinement emplissent le voyageur immobile, fier et soulagé d'avoir profité de sa nuit sans la jouer à face ou pile, juste dans l'instant où tout est parfait, vraiment... jusqu'au moment où son regard croise la vision des aiguilles du réveil qui ont, clairement, dépassé l'heure fixée la veille. Et si l'esprit reprend du service dare-dare, cette fois, c'est pour ne pas arriver en retard !
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