Progression
Ce trajet a débuté il y a bien longtemps, à une époque où la conscience de qui l’on est n’existait pas vraiment. Son objectif, sa finalité, n’étaient ni définis ni pensés, à part suivre le même tracé que ceux qui nous ont précédés.
Durant le parcours, au gré des obstacles rencontrés, des voyageurs croisés, se sont noués des liens, mais aussi des difficultés dont la survenance ne faisait pas sens, juste des aléas avec lesquels il fallait s’acoquiner comme il se doit, péripéties ne marquant que des expériences à garder pour soi, avant de comprendre, un jour peut-être, le vérité de tout cela.
La raison de cette marche sans arrêt ne nous a jamais été posée, comme si l’on avait été projeté dans une pente sans pouvoir s’arrêter, sauf qu’en l’état, il semble plutôt que le paysage change dans tous les cas, même si l’on choisit de ne plus bouger, par un miracle que l’on se s’explique pas, une sorte de miroir inversé, à la façon que l’on a de créer de la buée sur la glace au sein de laquelle on essaye de se dévisager.
Progresser n’est pas en soi un problème, avec le bagage que, pour le moment, on porte sans peine, mais qui présente une fâcheuse tendance à gagner en poids plus on avance, que ce soit au travers de montagnes ou de plaines. En dépit de toutes les précautions que l’on prend, de ne pas s’alourdir sans raison, avec un tri permanent, il s’agrège néanmoins tout un tas de bricoles plus ou moins encombrantes qui finissent pas constituer une masse de plus en plus gênante.
Parfois, on prend le temps de s’arrêter, en une pause pour discuter, construire un bivouac approprié ; dans d’autres, on n’a pas le choix que de s’immobiliser, pour une blessure, un sol cabossé ou tout autre aléa que l’on n’avait pas anticipé. Ces haltes n’ont cependant pas l’air de nous requinquer, elles ne constituent qu’un ralentissement sur la cartographie à explorer. Il advient de temps en temps qu’elles nous réchauffent le corps et le cœur, mais de manière improbable, elles prélèvent à chaque fois leur dîme sur notre énergie, comme si elles pompaient directement dans notre vigueur.
Repartir en suite de ces interruptions est d’ailleurs toujours un effort, sans exception, presque en une démonstration que ces jours passés auront tous un prix qu’il faudra payer. Non pas que l’on n’en ait pas les moyens ; parfois, l’or coule de nos mains, mais dans certaines situations, l’on se retrouve presque en perdition, sans solution, avec cette espèce de péage qui oblitère tout le voyage et oblige même, à certaines occurrences, de repartir dans l’autre sens ! Quels que soient les efforts que l’on met en branle, il est et demeure impossible de prévoir ces cas, ni même d’avoir une vue d’ensemble sur tout ce que cela signifie en soi.
On se sent, en général, tel un petit enfant qui entrerait dans le bureau de ses parents, sans savoir s’il va se prendre une torgnole ou un câlin géant, à la fois curieux et inquiet de ce qui cela va entraîner, mais surtout incapable de le deviner. Il reste pourtant impossible de ne pas y aller, avec une sorte de fascination sur les surprises que cela va nous réserver, à la manière d’un papillon attiré par la lumière qui vient de se mettre à briller, autour de laquelle il va, soit danser, soit se calciner. Et si l’on se tourne vers les autres que l’on aperçoit sur ce trajet, on a alors à faire, au choix, à des sages, des guerriers ou des esclaves de la réalité, dont les conseils ont autant la chance de pertinence que de lancer une paire de dés.
Même si cela ne s’affiche pas de façon constante, on remarque dans tous les cas que l’on change de manière ahurissante, non par volonté ou accident, mais presque malgré nous, dans un cycle permanent de naissance, de mort et de résurrection, sans que cela n’influe sur notre cheminement, au mépris de toute raison. S’essayer à le quantifier, le qualifier, l’appréhender revient à vouloir attraper un flocon, alors que la neige se met à tomber : l’avoir en main est déjà l’annihiler, le contempler le fait déjà changer. Cela n’empêche pas que l’on persiste d’essayer, en une sorte de course à la maîtrise désespérée, en espérant peut-être que la réponse que l’on obtiendrait nous donnerait une once de paix et de sérénité. Il faut croire que notre apprentissage ne peut pas passer par un autre chemin que notre esprit borné.
Il ne vaut d’ailleurs pas trop s’interroger sur notre propre pulsion à tout dominer, alors que l’on erre dans un monde en pleine révolution et que l’on ne réussit même pas à saisir sur quoi vont se poser nos pieds, si ce sera une terre fertile, un sol craquelé, un torrent fluide ou une avalanche qui va se déclencher. À moitié courbés sous le poids de nos aventures, obsédés par cette volonté de dominer la Nature, nous en oublions en fait de nous considérer des pieds à la tête, au point de perdre la notion même de notre être, ce miracle qui nous a fait naître, cet incroyable réceptacle qui nous offre de nous connaître et nous reconnaître ; mais nous préférons n’en faire pas plus qu’une bête, inconscients de nos véritables richesses et talents, bornés et fermés au point de foncer dans tous les murs que l’on croise chemin faisant. Notre valeur ne s’évalue qu’à l’aune de toutes les richesses dont on peut se repaître, sans admettre que cela nous empêche d’aller plus avant.
Le voyage qui a été entrepris n’est pourtant pas de celui qui peut s’ignorer, en prétendant que l’on va gagner un pari, quand on ne saisit pas un instant quelles sont les règles et ce qui se joue ici. Les questionnements du début ont été oubliés, perdus, emportés par notre appétit à posséder tout ce qui surgit, en morfales jamais rassasiées qui se goinfrent de tout ce qui apparaît à sa portée, humain, animal ou objet. Si l’on pouvait observer la trajectoire d’ores et déjà accomplie, on rirait de tels égarements et détours, pour ce qui paraît si simple vu d’ici. Notre obsession à accumuler par hasard ou exprès nous pèse et nous empêche cependant de gagner en facilité, presque en une provocation de voir combien de temps l’on va tenir avant de s’écrouler. Le regard n’est pas le bon : il se concentre sur tout ce qui apparaît à l’horizon, sans faire attention à ce qui pulse en notre sein, tout au fond, et pourrait jaillir de nos mains si on en prenait la décision, accessible, audible, indicible parce qu’unique à notre condition.
Chacun fait ainsi de son mieux, pour faire en sorte de rire plutôt que pleurer, avec ce qu’il peut, dans ce trajet qui n’est pas écrit, mais se trace au fur et à mesure que l’on avance dans les prairies, les montagnes, les marais, les forêts, mondes symboliques et uniques qui se proposent à chaque bifurcation que l’on fait, en éclaireur de notre propre randonnée, mais persuadé qu’un démiurge est à l’œuvre pour nous manipuler. Tout un petit peuple est à nos côtés, compagnons que nous ne prenons même pas garde de considérer, déblayant, défrichant, balisant sans rien demander, tandis que nous rouspétons d’être abandonnés et paumés. Cette expédition que nous envisageons telle une punition, une compétition ou une confrontation avec l’ensemble de ceux et celles qui auront l’outrecuidance de se présenter dans notre direction n’est pourtant rien de plus qu’une merveille d’émotions, de partages, d’expérimentations, non pour nous briser, nous égarer ou nous traumatiser, mais nous révéler la vraie richesse qui nous a été donnée et qu’il n’est pas nécessaire d’attendre une vie pour exposer :
que nous sommes le monde à explorer, pour peu que l’on ose ouvrir ces barrières que l’on a édifiées et qu’on laisse rayonner la lumière qui ne nous a jamais quittés, phare, étoile et arc-en-ciel qui singularisent notre beauté et le chemin que l’on se propose d’arpenter.
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