Surmonter ses peurs vers la lueur
Il n’était pas prévu de se perdre dans cette douleur, cette honte de ne plus même savoir quels sont l’heure, le jour ou l’année que l’on est en train de traverser, semblables à toutes celles qui ont précédées, dans les bouleversements et les regrets, dans la certitude d’un échec annoncé, dans l’évidence de ne pas y arriver, dans l’impuissance de ne pas réussir à se retenir de crier.
À aucun instant, l’on n’a imaginé de se fourvoyer à ce point, à la manière d’un enfant qui se retrouve puni et envoyé au coin, dans l’exclusion et la sanction, sans même saisir ce que l’on n’a pas fait de bien, d’avoir trop parlé peut-être, d’avoir cru que la journée était une fête, d’avoir osé n’en faire qu’à sa tête, quand tous les autres la gardaient baissée pour ne surtout pas se faire remarquer.
Il devient difficile de justifier cette incompréhension totale de ce que tous regardent comme une folie magistrale, cette expérimentation qui n’a pas conduit à la transition espérée, mais au contraire à la révolution insensée où l’on se retrouve au point de départ à contempler ses pieds.
Alors nous devenons paniqués, noyés dans le flot de nos pensées, reparcourant cent fois ce trajet que nous avons arpenté, examinant encore et toujours chacun des pas effectués, explorant tous les détours que nous aurions négligés, soulevant la moindre pierre que nous aurions croisée, sans le plus petit indice pour nous éclairer.
Alors nous énumérons toutes les tâches que nous aurions négligées, les rencontres que nous aurions ignorées, les opportunités que nous aurions laissé filer, les chances que nous n’aurions pas captées et les plaisirs dont nous aurions abusé, en une espèce de repentance pour s’assurer d’avoir tout effectué comme il le fallait.
Alors nous questionnons la moindre de nos initiatives, remettant en doutes nos attaques, nos parades et nos esquives, les qualités que l’on se reconnaissait, les défauts que l’on se connaît, les intuitions que l’on suivait, en se demandant si l’on est vraiment celui ou celle que l’on croyait.
Pour la première fois, l’on ne ressent plus de joie, que de la tristesse qui suinte comme l’eau coule entre nos doigts, permanente, glaçante, sans que l’on ne puisse faire quoi que ce soit, en un torrent d’humeurs et de larmes effarantes qui jaillissent, sans que l’on n’arrive à en tarir ce flot au sein duquel on se noie.
Pour la première fois, l’on sait plus vers qui se tourner, que ce soit pour s’enfuir ou se faire aider, pour reculer ou pour avancer, pour tenir ou pour tout lâcher, dans une confusion totale entre le bien et le mal, l’idéal et le banal, l’extase ou le fatal, en complète fusion des aspirations et des cogitations.
Pour la première fois, l’on ne croit plus ce que l’on voit, l’on ne compte plus ce que l’on a, l’on ne sait plus ce que l’on doit, entre l’action et la passivité, entre la conviction et le laisser-aller, entre le raisonnement et les idées, dans un tourbillon qui ne nous offre même plus le répit de nous reposer.
La colère de cette impuissance nous submerge comme une souffrance qu’il est impossible d’apaiser, mélange de rage et d’incapacité à transformer ces émotions qui sont comme un outrage qui nous fait détester tout ce que l’on est, nos actions, nos volontés, nos envies et nos souhaits, où tout serait bon à jeter.
La vanité de nos ambitions avortées nous pousse à tout envoyer valdinguer, le bon comme le mauvais, en un mouvement que l’on ne parvient plus à juguler, hémorragie de sentiments que le corps ne réussit plus à canaliser, récipient débordant d’une écume qu’un feu intérieur attise sans arrêt.
La démonstration que l’on n’a pas vaincu nos démons, fussent-ils petits ou apprivoisés, nous explose au nez, flagrante manifestation que l’énergie que nous pensions diffusée ne servait en fait qu’à alimenter le brasier des terreurs que l’on camouflait, de se perdre, de s’oublier, de se voir stigmatisé.
Dans cet état de complète désolation, il n’est plus rien que l’on puisse tenter, sauf à semer encore plus les graines de la confusion dans ce champ au sol calcifié, sauf à tournoyer encore plus profond le couteau dans la plaie de nos échecs supposés, sauf à piétiner encore plus violemment les trésors que l’on a accumulés.
Dans ce constat de total abandon, il ne demeure même plus notre estime à sauver, brisée et morcelée, gisante à nos pieds, symbole d’un orgueil à tout le moins inconscient sur nos talents réels ou supposés, dont les succès se sont éparpillés dans le vent, à la manière des cendres d’un feu de forêt.
Dans cet implacable bilan avéré, où tout ce que l’on a construit nous a été enlevé, par excès de confiance ou par déni, par insouciance ou par nos ennemis, nous ne tenons plus debout que par erreur ou par fatigue accumulée, en une sidération qui tétanise nos impulsions et nos pensées, golem de chair dont l’âme est pétrifiée.
Gisant et immobile, l’esprit qui vacille, il est enfin temps de s’intéresser à ce que l’on ne pouvait pas imaginer, obnubilés que l’on était par nos actions et nos pensées, fascinés par nos ambitions et nos capacités, impressionnés par nos perceptions et nos possibilités, infichus de voir cette lueur qui brillait dans les bourrasques que l’on faisait souffler.
Posé et fragile, le corps qui oscille, il est enfin le moment de se concentrer sur cette énergie qui palpitait et qui n’en pouvait plus d’être ignorée, étouffée qu’elle était par sa dispersion et sa consommation sans conscience ni vérité, à la manière d’un robinet que l’on déviderait sans s’interroger sur l’origine de cette eau pure qui vivifiait.
Isolé et indocile, sans costume qui habille, il est l’heure de se regarder, sans far, sans tricher, nu et vulnérable comme un nouveau-né incapable de comprendre que tous les tourments qu’il vient d’endurer sur le fruit d’un enfantement et que la vie lui est donnée, par ce miracle de la transmutation de la lumière en matière, berceau de l’humanité.
Dans ce creuset d’émotions et de vérités, il ne peut plus être fait abstraction de l’apaisement que l’on ressent soudain se diffuser, onde de joie et de sérénité, qui ne vient pas là par hasard, mais qui toujours nous habitait, sous-jacente à ce voile de bruits qui la troublait, alors qu’elle ne demandait qu’à rayonner.
Dans ce mélange de candeur et de gaieté, il ne peut plus être nié que ce que l’on prenait pour de la volonté n’était qu’une compréhension limitée de ce qui jouait, trames infinies et bienveillantes qui nous portaient, nous guidaient, contre vents et marées, pour nous mener vers cet Eden auquel on aspirait.
Dans ce Graal de libération et de légèreté, il ne peut plus qu’être acté que l’on reste un enfant qui a encore tout à apprendre de ce qu’est l’Éternité, cette source d’amour et de fraternité, au sein de laquelle nous avons été plongés et qu’il nous appartient maintenant de nous réapproprier, pour notre propre bien, et celui du monde entier.
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