Terrien
Les deux pieds dans le sable, l’enfant s’amuse et s’agite comme un petit diable, heureux d’être ce créateur qui peut édifier un château et le ravager dans l’heure, avec sa pelle et son sceau, avec son imagination comme seul moteur, entre reproduction et idéaux. Absorbé par ses constructions, il ne se soucie plus de ses origines ni de son éducation, en cet instant où il devine qu’il peut devenir tout ce qui lui vient comme inspiration, marin, ingénieur ou mineur, pilote, pompier ou professeur, quelles que soient ses envies, pourvu qu’elles le conduisent sur la route du bonheur.
En cet après-midi, il n’importe plus pour lui qu’il soit midi ou minuit, perdu qu’il est dans l’espace infini qu’il a construit, relié à cette plage de vase, de sable et de rochers, son paradis retrouvé où il peut à loisir devenir ce qu’il n’a jamais essayé, sans peur de se leurrer, sans crainte de s’égarer, sans doute qui le freinerait. Couvert de crème solaire, un chapeau sur la tête, il ne craint pas le coup de chaleur d’un soleil familier qui le couve et l’enrobe de sa douceur, pour qu’il ne frissonne pas, alors que le vent vient de se lever. Cet environnement rassurant lui permet de n’avoir plus qu’à se soucier de la marée et de cet océan qui s’en vient le titiller, par des vagues légères et régulières, prêtes à jouer.
Le voici à présent en pleine jubilation, d’assister aux assauts récurrents de l’eau sur les barrages qu’il a édifiés, denses, multiples et costauds, mais remparts qui commencent pourtant à s’effriter sous l’insistante érosion qui s’en vient les frapper, en géants assaillis de Lilliputiens qui finissent par les ligoter. Constater que ce liquide salé, translucide et régulier met à bat son arsenal sans la moindre difficulté plonge l’enfant à la fois dans une totale émotion et la plus complète perplexité. De voir que tout le soin qu’il a apporté à l’édification de ce palais de sable et de coquillages est balayé en un instant par une vague, et puis la suivante qui se charge d’emporter les débris que la précédente avait laissés, ce ballet incessant fascine le gamin et questionne les stratégies qu’il aurait pu élaborer face à cette Nature qui n’a que faire de ce que l’homme peut lui présenter, constante, persistante à maintenir l’équilibre sur lequel elle doit veiller.
L’enfant a ramassé son seau et sa pelle à présent, abandonnant son castel à la fatalité des courants, remontant vers une petite crique de rochers, constellée de bassins et de mares, en alternance de vase et de galets. Et il prend cette fois d’assaut ces paradis miniatures, ces creusets où sont rassemblés animaux, végétaux et minéraux, en autant de possibilités de réinventer la nativité d’un monde qui doit changer et ne sait pas encore de quelle manière se réinventer. En démiurge tout puissant dominant ce chaudron du vivant, l’enfant plonge ses mains dans les eaux cristallines pour en ressortir un crabe frémissant, un bigorneau dégoulinant ou titillant une anémone qui rétracte aussitôt ses tentacules sous l’assaut irritant. Fier et joyeux d’être enfin libre de faire ce qu’il veut, collectionneur et explorateur des trésors qui se dévoilent sous ses yeux, en autant de tentations au sein desquelles il doit arbitrer selon ses vœux, l’enfant a déjà oublié ces châteaux qu’il construisait et que les vagues ont dissous par leurs ondes répétées. Du haut de ce promontoire qui domine d’au moins vingt centimètres les eaux qui continuent de monter, l’enfant se sent invincible et intouchable, comme s’il observait une tempête se dérouler sur Terre, du haut d’un dirigeable.
Mais il est temps à présent de revenir sur la plage gorgée d’humidité ; dans un élan magistral, l’enfant saute à pieds joints et observe avec hilarité ses orteils s’enfoncer dans la vase sur le point de les absorber. Il rit, il crie, il s’efforce d’extirper ses extrémités de cette gangue qui entend se les approprier, et puis entreprend de se déplacer pour observer à nouveau le sol s’employer à l’avaler, avec lenteur, avec persévérance, s’il ne se met pas de nouveau en mouvement, avant que ce choix ne soit plus le sien vraiment. Laissant un sillage de trous et d’eau à chaque de ses pas, l’enfant a le sentiment d’avoir migré sur l’une des étoiles qu’il voit parfois là-haut à la nuit tombée, où la gravité aurait soudain changé, le transmutant en pachyderme aux mouvements pesants et apprêtés, lui qui galopait auparavant de tous côtés. Les bruits de succion, les éclaboussures qui dessinent sur ses jambes des constellations transforment les quelques mètres pour rejoindre la prochaine station en une aventure de science-fiction. L’effort généré par l’exercice, le peu de trajet effectué tout en évitant qu’il ne glisse incitent l’enfant à rejoindre la bande de sable qui surplombe cet environnement, en un refuge espéré et propice pour se remettre de toutes ces émotions et aviser, sans craindre le supplice d’une humiliation de se retrouver les fesses par terre, couvert de vase et le rouge au front, vaincu par abdication.
Assis en méditation au creux d’une dune qui borde la jetée qu’il vient de quitter, l’enfant procède à l’inventaire de ce qu’il a glané : une coquille au blanc nacré, un galet tout rond aux éclats gris et orangés, ainsi qu’un incroyable hameçon avec son leurre attaché, pour lequel il a dû batailler, afin de l’extirper des arêtes de rochers où il était coincé. Fier et glorieux de ces trésors arrachés de haute lutte à cet océan qu’il peut à présent contempler sans craindre qu’il ne vienne le titiller, l’enfant sourit de toutes ses dents aux mouettes qui tournoient dans le ciel azuré, en autant de vigies que de commères prêtes à tout répéter. Après toutes ces aventures traversées, l’enfant se sent bien et n’a plus envie de bouger, ce que la tiédeur du sable conforte avec opiniâtreté, dans l’instance de lui faire comprendre qu’il est temps de se poser, de ne plus s’agiter, de ne plus chercher à découvrir tout ce que l’on n’a pas encore visité et que, parfois, l’immobilité apporte tout autant de surprises que des voyages de tous les côtés.
Le chatouillis d’un ajonc vient caresser la joue de l’enfant qui s’est allongé, le sortant du sommeil au sein duquel il a plongé, en une pause réparatrice pour se ressourcer et assimiler toutes les informations et les expériences auxquelles il s’est confronté. Le soleil est en train de descendre sur l’horizon, prenant des teintes dorées, en une annonciation de la nuit qu’il invite à lui succéder. Un peu engourdi, l’enfant se frotte les yeux, un peu perdu dans la réalité ; dans un sursaut de conscience, il s’assure que les précieux trophées qu’il a accumulés ne lui ont pas été dérobés et, rassuré, il se lève et embrasse le paysage dans son immensité : l’océan aux ondulations apaisées, le ciel aux couleurs embrasées, la plage où une brise légère fait se soulever des volutes de sable et sel mélangés. Dans un geste théâtral, l’enfant salue ce décor magistral, et tourne les talons pour rejoindre ce foyer qui l’attend, en un miroir troublant de celui qu’il vient de quitter à présent. Sur le chemin du retour, il se met à chanter, sans réfléchir, juste parce qu’il a envie de s’exprimer. Il ne le perçoit pas, même s’il s’en souviendra : il vient de toucher au bonheur, à ce moment-là.
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