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Photo du rédacteurLaurent Hellot

Bruyant

Dernière mise à jour : 3 sept. 2023


Bruyant - www.laurenthellot.fr

Assis au bord de l'étang, la jeune femme respire au rythme de l'eau, de ses clapotis, des vaguelettes qui viennent d'échouer sur le rivage sans un bruit. En ce jour de repos, elle s'est donné comme objectif de se relaxer de bas en haut, dans un méritoire effort pour s'extirper de ce quotidien agressif, et pour son esprit, et pour son corps. Dans sa posture de parfaite yogi, elle se sent fière d'elle et sourit, souple et détendue, ainsi qu'il est prescrit, mais présente et résolue, consciente de l'équilibre de sa vie. Tous les cours qu'elle a pris, tout le travail qu'elle a accompli donnent ici et maintenant leurs fruits, et cette image d'Épinal d'une existence épanouie.

Toute à sa satisfaction, de ses courbes et de ses émotions, la jeune femme se sent prête à tenir pendant des heures sa position, non par ennui ou provocation, mais pour le simple challenge de voir combien de temps elle peut s'autoriser cette situation, et établir son propre record personnel, afin de se démontrer à quel point elle est sereine et belle. Cela lui fera de quoi raconter et partager sur les réseaux et dans son intimité. Somme toute, quel intérêt y aurait-il à voir ses limites repoussées, si personne n'est là pour nous féliciter ? Tout le temps et toutes les répétitions passés valent au moins ce droit à se faire congratuler, par des amis, des proches, des inconnus parfaits ; et puis, quel mal y a-t-il à un peu de vanité ?

Tandis qu'elle prend une grande respiration, avant d'adopter sa énième position, celle à la mode du jour, avant qu'elle ne soit remplacée par la suivante, encore et toujours, elle perçoit soudain un léger bourdonnement dans le lointain, une petite vibration qui distrait son attention et focalise sa raison ; mais l'heure n'est pas à la distraction, au contraire à la concentration, à l'application de gestes proches de la perfection, à la quête de cette idéale méditation. Elle doit apprendre à ne pas se laisser distraire par l'environnement et ses distractions, afin d'atteindre l'objectif qu'elle s'est fixé sans hésitation : être maître de ses ambitions, plier son quotidien à sa volonté, avec obstination.

Se recentrant à nouveau, elle s'efforce de faire abstraction de tout ce qui pourrait la déconcentrer, la déstabiliser, lui faire perdre le but vers lequel elle doit tendre, sans hésiter ; l'extérieur n'existe plus, il ne demeure que son cœur, son souffle tout au plus. Elle s'imagine le centre de la vie, le creuset où se regroupe tout ce qui la nourrit. Au travers de sa longue pratique, elle a l'habitude de se vider les pensées de tout ce qui l'irrite ; avec mépris et facilité, à peine consciente que ce qu'elle prend pour de l'abstraction pourrait aussi être qualifié d’égoïsme patenté. Pour elle cependant, il n'est pas de doute sur ce qu'elle fait : tendre jour après jour vers la sérénité.

Le bruit revient et ne cesse plus cette fois, en un vrombissement qui ne diminue pas. Cela ressemble au moteur d'un mini-avion qui se serait trompé de direction et devra finir sa course sous les frondaisons. Cette irruption sonore est un affront pour la femme et fait tressaillir tout son corps, en dépit de sa volonté et de ses efforts. Il ne s'agit pas de la première fois où elle doit amadouer un environnement qui n'est pas exactement celui qu'elle voudrait pour rester zen intérieurement, sauf qu'en cette occurrence, elle ne comprend pas ce qui pourrait générer ce son contrariant ; ce n'est pas un enfant ennuyant, ni un véhicule gênant, rien de ce qu'elle pourrait identifier afin d'apaiser ses pensées qui fusent partout en ce moment.

Après un profond soupir, elle reprend son exercice qui se doit d'aboutir. Elle n'est pas sortie de chez elle de si bon matin, n'a pas cherché le lieu idyllique avec autant de soin pour se laisser distraire par ce vacarme incertain. Quand même, l'aube vient à peine de se lever, les promeneurs sont encore couchés, une petite brume flotte sur l'étendue d'eau à côté : par quel malencontreux hasard ce boucan viendrait-il s'inviter dans cet écrin secret ? Elle ne peut, elle ne doit pas renoncer après toute l'énergie qu'elle a mise à se lever, afin de s’épanouir et se relaxer.

Se ressaisissant, elle s'oblige à ne plus rien percevoir, des pieds à la tête en passant par les mains, afin de ne surtout plus être dérangée par ce qui n'est pas son histoire. De cette façon, elle devrait arriver à ne plus être perturbée, quel que soit ce qui s'emploie à la titiller. Elle sait le faire, elle l'a déjà fait, elle va le réitérer sans difficulté, à n'en pas douter. En ce jour, elle doit réussir le challenge qu'elle s'est fixé : être détendue, quoi qu'il puisse se passer ! Et d'ailleurs, les premiers effets se font même sentir à peine invoqués ; elle n'entend plus le son qui la contrariait. À présent, elle peut revenir à son attitude de reine de beauté, toute en grâce et en féminité ; elle-même, selon sa vérité.

Le calme absolu, le temps qui ne s'écoule plus, le nirvana entrevu ; et un chatouillis sur son bras tendu. Intriguée, mais non déstabilisée, la jeune femme choisit de l'ignorer, peut-être une goutte de rosée qui a perlé, une plume qui a volé, une graine qui vient de se poser. Dans tous les cas, il ne s'agit de rien qu'elle ne puisse surmonter et dépasser, sur ce chemin où elle commence à défier la gravité, légère et rassérénée. En cet instant, elle ne fait qu'un avec les éléments, au centre de l'ici et du maintenant, à sa place, évidemment ; une déesse à l'aura rayonnant, un ange au firmament.

Le chatouillis sur son bras se met soudain en mouvement, remontant de plus en plus haut, vers son épaule, et bientôt son cou qu'il frôle. Face à cette déstabilisation inattendue, la femme cède et rouvre ses yeux, en l'affût, tout en passant sa main afin d'évacuer la sensation qui continuer de se manifester.


Du jaune, du noir, des yeux aux facettes en damiers, deux ailes qui se mettent à vibrer, et un vrombissement du tonnerre qui submerge la jeune femme en totalité : un frelon qui s'en vient la butiner !


Dans un hurlement magistral, la jeune femme se remet debout, prend son mignon petit sac et se carapate, abandonnant l'insecte à son exploration, sans plus de considération. Il faut croire que la pratique de la méditation, telle qu'elle l'envisageait, ne peut s'encombrer de la réalité. Et tandis qu'un oiseau se met à chanter, qu'un poisson saute de l'eau dans une gerbe irisée, qu'un autre frelon rejoint le premier, la vie reprend son cours, loin des postures et des simagrées. Le monde n'a pas attendu les humains pour poser son équilibre parfait, où toutes choses sont en lien, sans effort, sans effet, juste par la grâce de leurs vibrations entremêlées.


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