Combattant
Les fumées montent encore dans le ciel sur la plaine ravagée. Les engins de guerre et les corps n’en finissent plus de s’empiler. D’un bout à l’autre de l’horizon, il n’est que dévastation à contempler, scènes de carnage et de rage, apocalypse d’une seule journée. De sur la butte où le chevalier s’est posé, ce dernier ne sait plus où il peut regarder, sans risquer de sombrer dans l’horreur de ce spectacle dévasté. S’il a accompli son devoir, et il le sait, le prix de cette victoire est cher à payer.
Quelques corbeaux tournoient au-dessus du charnier, messagers et marqueurs de toute cette violence étalée, dont ils se repaîtront avant de continuer leur ronde, à la recherche de la prochaine bataille et des restes sur lesquels ils ne manqueront pas de festoyer. Leurs croassements sinistres résonnent dans toute la contrée, en musiques funéraires de tous ces cuistres qui n’ont pas compris que la vie est un don qu’il importe de préserver, au lieu de la jouer aux dés et de s’entretuer.
Le souffle du vent est tout ce qui anime encore les drapeaux et les oriflans dont les lambeaux s’agitent par instant, vestiges pitoyables d’un orgueil dont les ambitions ont disparu dans le néant. L’immobilité et la pesanteur qui règnent en maître sur cet océan d’ossements ne tolèrent plus le moindre son de fête face à cet effondrement, d’une civilisation, de toutes ces constructions, de ces cités dont ont à présent disparu, et les rois, et les noms.
De la raison de ces batailles, personne n’est plus là pour l’expliciter maintenant, les vainqueurs et les vaincus se mélangeant sinistrement, comme si les uns et les autres avaient perdu de vue qui ils étaient vraiment, miroirs tristes et confondants qui offrent à chacun la face cachée de ses cauchemars ou ses bonheurs récurrents. Les saluts ou les abdications n’ont plus grand sens devant ce spectacle désolant, comme si le rideau restait levé, alors que tous les spectateurs ont délaissé les rangs.
D’aussi loin que l’on cherche la justification de cet acharnement, à détruire, à maudire, à asservir, il n’en ressort que des raisons qui font frémir, des histoires de successions, des gages de bons souvenirs, l’assouvissement d’infernales pulsions ou la satisfaction de puérils désirs. Tant d’énergie et de puissance dévolues pour ne créer que des idoles ou des martyres donnent le sentiment d’assister à un jeu dont les règles n’offrent que le choix d’écraser ou de mourir.
S’il est une explication à ce ballet de démons, ce pourrait être que chacun d’eux s’ennuyait de ne pas trouver de direction, et qu’ils ont préféré la confrontation et la destruction, à un nouvel apprentissage et une potentielle instruction, tant il est plus facile de pencher du côté de la régression que de vouloir s’élever et trouver des solutions à ces incessantes questions, en dépit des tentations et des dénégations.
L’objet de cette campagne n’est plus d’intérêt, devant l’évidence de cette mascarade qui n’a fait que ravager. L’objectif est déjà projeté vers le prochain carnage, la prochaine chevauchée, comme s’il était impossible de s’arrêter et de contempler le résultat de ce qui n’est plus une conquête, mais une fuite vers l’avant pour ne plus écouter tous ces hurlements qui résonnent dans notre tête. Le succès du combat ne devient plus l’absence de défaite, mais la capacité à ne plus réfléchir, mais agir telle une bête.
Si le champ de bataille est d’ores et déjà peuplé d’animaux, vermines, mouches, rats, serpents, corbeaux, ces intrus ne sont pas venus là par hasard, mais bien parce qu’ils se sont reconnus en ces combattants comme un miroir, chacun planqué derrière le devoir et la nécessité, alors qu’est, chaque seconde, offerte la liberté. Le choix de continuer de tuer et de ravager n’est l’apanage que des fous et des forcenés, bien loin de l’humanité qui brille en chacun et souffre de ne pas être respectée.
Le spectacle de désolation qui s’étend n’a rien d’une gloire à se refléter au firmament, consternant constat d’une incapacité à s’imaginer plus grand que ce que l’on est, alors que la force et l’obstination montrées pourraient tout autant servir un but plus vaste, plus généreux, plus pertinent que de chercher à s'afficher plus valeureux et plus impitoyable en massacrant de pauvres gueux qui ne voient en ce guerrier que le diable, incapable d’offrir sans arracher, de rencontrer sans sacrifier.
Ces armures, ces chevaux ; ces bataillons, ces généraux qui montrent aux populations terrifiées l’étendue de leurs ambitions qu’ils entendent irriguer d’un flot de sang et de dévastation ne servent qu’un seul dessein : accélérer leur course à la perdition en se lavant les mains de leurs abjections, en se leurrant de son sens profond, de son intime signification, cet appel à la fraternité et à la raison qui permet de construire une cité, une nation, au lieu de prisonniers en légion.
Ces trésors amassés, ces reliques pillées ; ces liens tranchés, ces vies enlevées ne sont rien au regard de tout ce qui a été oublié : la connaissance, la sagesse, la curiosité, pour que chaque rencontre ne soit pas une confrontation violente, mais un partage avisé. L’illusion de se persuader que l’écrasement de toute opposition est le gage d’une totale domination ne leurre que ceux qui veulent se contenter de cette primitive explication, plutôt que de se plonger en leur âme pour écouter le chant qui en monte sans interruption.
Derrière les festivités de la victoire proclamée se cachent les cris, les peurs, les larmes que chacun n’ose pas s’avouer, terrifié à l’idée qu’il finisse submergé par l’ampleur de ces terreurs cachées, en autant de monstres qui sont déjà en train de s’entredévorer, prêts à mordre à la gorge quiconque se risquerait à les approcher, armés et cuirassés, en espérant les terrasser. Mais ces créatures de l’ombre sont plus douces que celles que l’on a déchaînées et qui dévorent tout sur leur passage, comme un feu de brousse incontrôlé.
De cette montagne qui domine la plaine enfumée, le combattant ne voit déjà plus ce qu’il vient de posséder, obsédé sans attendre par la prochaine muraille à effondrer, les différents peuples à terroriser, les autres héros à terrasser. Cet aveuglement à sa propre réalité, à ce qui le fait agir ainsi, en choisissant de n’avancer qu’au tranchant de l’épée, sera le poison qui lui rongera les sangs jusqu’à l’épouvanter, s’il ne se décide pas avant à entendre ce que lui hurle tout son être effaré.
De derrière son heaume où il s’entend respirer, le combattant ne saisit pas que ce souffle est ce qu’il devrait respecter, ce rythme lancinant de vie irriguée, au lieu de s’asphyxier dans ces pugilats qui l’épuisent et le laissent exsangue de toute l’énergie dépensée. Sa capacité à puiser dans ses réserves, à ne rien lâcher n’est que la bêtise et la prétention d’une immaturité qui imaginent qu’il est né pour asseoir un règne immémorial par la terreur et la vindicte répandues de tous côtés.
Du fond de ces yeux qui se refusent à ciller quand un appel à la clémence est imploré, le combattant ne voit pas que c’est lui-même qu’il est en train de piétiner, sa bienveillance, sa puissance, sa générosité qu’il noie sous un torrent de violence pour ne pas les autoriser à s’exprimer, par angoisse de comprendre combien il s’est fourvoyé, par ignorance de confondre faiblesse et magnanimité, par évidence d’entendre qu’il camoufle celui qu’il est.
Le seul combat qui vaille est contre les fauves que l’on a enfermés en son sein, bien plus terribles que tout ce que l’on rencontrera demain ; mais il ne s’agit pas de les affronter, car leur rage n’en sera que décuplée.
Le seul moyen de montrer le visage qui est le sien est de le contempler avec ses rides, ses cicatrices, ses plaies, et de l’accueillir comme il l’a toujours mérité, avec tendresse et amour de tout ce qu’il a supporté.
Le seul chemin à suivre n’est pas celui que l’on conquière à la force des armes que l’on brandit sans arrêt, mais ce détour que l’on n’avait pas envisagé et qui se propose parce que l’on est prêt à l’arpenter.
Alors seulement cessera ce combat que l’on ne gagnera jamais : contre soi et sa vérité.
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