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Encore une fois


Encore une fois - www.laurenthellot.fr

De derrière ses lunettes, elle l'observe avec circonspection ; à n'en pas douter, il est grand et mignon. Reprenant une gorgée de sa boisson, elle fait mine de regarder ailleurs, en toute décontraction. La terrasse est bondée à cette heure, et elle offre l'embarras du choix en diversion : ce serveur, par exemple, qui court dans toutes les directions, ou ce jeune couple dont les gestes ressemblent à une danse de séduction.

S’asseoir à cet observatoire de prédilection lui offre ainsi l'opportunité de l’animation et de la discrétion. Il n'est ainsi nul besoin de cinéma ou de télévision ; le monde entier s'offre à la contemplation, avec une vaste carte de boissons à disposition. Pour elle, cela constitue la plus fantastique des distractions, dans une comédie humaine où chacun n'est pas conscient de sa condition, pour laquelle elle se désigne la seule juge elle-même, entre absolution et damnation ; et cette posture lui sied à merveille, en un mix de détachement et de jubilation, dans un exercice dont elle ne se prive à aucune occasion. Ce jour en est d'ailleurs la démonstration, telle qu'elle se tient dans cette brasserie, presque en maîtresse de maison.

Le spécimen sur lequel elle a choisi de porter son attention n'a rien d'exceptionnel en soi, juste un posture de dandy comme elle aime bien en ajouter à sa collection. Lui n'est pas en quête de connexion, se posant à une table sans la plus petite considération, visiblement heureux de pouvoir s'octroyer une alternative à sa course dans toutes les directions. Sa commande est d'ailleurs sobre, café et croissant, en toute simplicité et sans ambition, ouvrant presque aussitôt un livre au sein duquel il se perd en exploration.

Reprenant son examen de la circulation, des bipèdes autant que des véhicules qui se font entendre avec force klaxon, elle se laisse porter par ses sensations présentes, sans objectif ni ambition, dans une grande et totale immersion face à ce que la société peut offrir de circonvolutions, avec chacun concentré sur ses propres occupations, sans avoir conscience du ballet qu'ils sont en train d'exécuter, acteurs passifs de leurs existences en transformation. Si parfois elle s'ennuie, faute de participants à ce spectacle-ci, elle se voit alors confrontée à sa propre vie, en miroir qui lui renvoie une image dont elle n'est pas toujours réjouie, faite de solitude et d'espoirs évanouis. Il lui faut alors vite détourner le regard, afin de se trouver une autre direction où elle pourra de nouveau se poser sur son perchoir, en examinatrice d'autres réalités qui lui permettront de ne plus se pencher sur qui elle est et ce qu'elle fait.

En ce jour, elle a matière à se divertir sans difficulté, avec un programme des plus variés, en cette fin de semaine écoulée ; entre les livreurs empressés, les touristes égarés, les familles survoltées, le panel est vaste et varié, en une jolie diversité d'excitations, d'envies et de souhaits. Cela lui offre une parfaite diversion pour ne pas s'interroger sur les choix qu'elle a faits, qui l'ont conduite à cette station, confortable certes, mais esseulée, agréable peut-être, mais sans personne avec qui partager. Il ne s'agit pas de lui trouver un gigolo ou un spécimen canin à promener, mais bien un être humain avec qui elle pourrait deviser sur tout et sur rien, sur le monde entier. L'unique accessoire qu'elle s'est autorisé aujourd'hui est son incontournable téléphone, le centre et le cœur de sa vie, qui maintenant ne sonne pour personne et dont l'inertie l'ennuie ; et force est de reconnaître que cela ne lui suffit plus pour agrémenter son quotidien jusqu'ici.

Pour ne pas se morfondre dans un constat où les seules nouveautés dont son quotidien pourrait se targuer seraient celles proposées par cette station dans ce café, elle décide de s'intéresser à ce voisin masculin qui s'est donc installé, le nez plongé dans son bouquin avec un titre qu'elle n'arrive pas à déchiffrer. Non pas qu'elle en espère une quelconque satisfaction, mais à tout le moins une diversion de ces pensées qui ne cessent pas de tourner, ce qu'elle ne comprend pas d'ailleurs, n'ayant pas le sentiment d'avoir sombré dans un échec caractérisé. Somme toute, elle vit ce qu'elle a toujours désiré : une indépendance assumée, un travail qui la tient occupée, des loisirs qu'elle peut s'offrir le luxe de sélectionner. L'argent n'est plus le sujet, la carrière est sur le bon trajet, ses choix ont porté les fruits qu'elle désirait ; alors pourquoi a-t-elle encore ce sentiment d'insatisfaction qui vient la titiller avec régularité ?

Se concentrant vers l'homme sur lequel son dévolu a été jeté, elle sent soudain un profond sentiment de lassitude monter. Imaginant que cette rencontre donne un peu plus qu'un banal échange de regards appuyés, elle voit d'un coup se dérouler le processus d'apprivoisement qu'elle a tant de fois expérimenté : discussion, invitation, exploration, connexion, voire plus si affinités... et elle se perçoit déjà blasée, lasse de devoir encore participer à ce protocole si normé, avec le risque que tout cela n'aboutisse une nouvelle fois à rien de concret, du néant, du vent, de temps vaporisé. Ce jeu de dupes commence à la lasser, en un mélange de consternation et de déception d'avoir déjà tout tenté pour ne se retrouver à chaque fois qu'avec sa solitude à gérer. En cet instant, elle n'est pas sûre d'avoir l'énergie de se travestir, de s'agiter et de sourire, dans le fantoche espoir de rencontrer enfin quelqu'un avec qui elle pourra partager plus que des soupirs. Et si la solution à ces sempiternelles circonvolutions était un total et complet abandon de cette banale ambition, par terreur de se retrouver chez soi à contempler seule le plafond ?

D'un geste, elle termine sa boisson, range son sac et prend la direction de son appartement, en refuge au sein duquel se pelotonner, sans plus un regard pour ce dandy qui l'avait attirée ; et certaine maintenant de ne plus avoir du tout envie de reproduire ce processus d'approche qu'elle a tant de fois expérimenté, sans être toutefois convaincue du fait de de savoir si cette résolution est définitive ou éphémère, jusqu'au prochain bipède masculin rencontré ; pourtant, plus elle marche, plus la conscience qu'elle ne veut plus se lancer dans ces badineries surjouées s'en vient la percuter. Serait-ce à dire qu'elle vient d'acter son célibat dans la durée ?

Devant la porte d'entrée du hall de son immeuble qu'elle vient de rejoindre, elle hésite une dernière fois à enterrer ses ambitions de couple installé, et puis, dans un élan, elle choisit franchement d'assumer ce pour quoi elle ne veut plus jamais se dévoyer : la sensation de vivre pour un autre, et non plus pour elle en totalité.

À cette résolution, elle sent aussitôt un sentiment de soulagement l'envahir de la tête aux pieds, comme une libération d'un carcan au sein duquel elle était enfermée, libérée d'un schéma auquel elle n'entend plus adhérer.

Soudain joyeuse comme elle ne l'avait plus été, elle pousse la porte du hall dans un mouvement décuplé... et percute directement un homme sur le point de sortir se promener ! Confuse autant qu'embarrassée, elle se confond en excuses renouvelées, se présente, écoute à peine ce qui lui est rétorqué, et s'engouffre dans l'escalier.

Ce n'est qu'une fois posée sur son canapé que lui revient en mémoire ce qui lui a été dit par ce monsieur rencontré ; ne viendrait-il pas d'emménager sur son propre palier ?

Dans un sourire, elle s'entend alors prononcer :


« Peu importe, tant que je garde ma liberté !


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