Entre les gouttes
Si les rayons du soleil arrivent encore à percer, malgré ce ciel de traîne, leur intensité n'est pas encore à même de réchauffer cette atmosphère que la récente pluie a glacée. Dans le paysage qui ruisselle des gouttes ainsi déversées, on ne perçoit qu'ébrouement et ruissellement, avec le sentiment réel d'avoir été rincé, dans une hydratation naturelle qui n'en demeure pas moins imposée. Le souffle du vent rajoute à cette impression de n'en plus pouvoir de toute cette eau déversée, malgré l'indéniable nettoyage que cela a permis d'effectuer. Les chemins sont ainsi désencombrés des amas qui s'y amoncelaient, les feuilles sont débarrassées des poussières qui les étouffaient, les champs sont abreuvés de l'eau qui leur manquait, et les toits des maisonnées se fondent un peu plus dans le panorama qu'elles défiguraient.
Dans la cour d'un jardin, un petit garçon se tient debout, un saut à la main. D'un œil curieux, il observe son habituel terrain de jeux soudain transformé en presque piscine sous ses yeux. Vêtu de ses bottes et de son ciré, il ne craint ni la pluie ni les éclaboussures qui ne vont pas manquer ; et quand il se décide enfin à avancer, c'est d'un pas martial qu'il frappe son pied dans la première flaque d'eau à portée, faisant jaillir des jets de tous côtés.
Très fier de son nouveau pouvoir créateur, le petit garçon se sent maintenant de très bonne humeur. Autant quand sa mère lui a enjoint d'aller jouer à l'extérieur, il ne voyait pas l'intérêt de quitter le canapé sur lequel il était vautré. Que pouvait-il bien y avoir de plus intéressant que de pianoter sur ses écrans, surtout avec un tel temps ? Il a certes mis ses vêtements pour sortir comme on lui demandait, avec la sensation de partir pour une expédition dont il n'était pas garanti qu'il reviendra entier, mais il n'a pas pu s'empêcher de râler à ce qu'on lui imposait. Un jour, c'est certain, il fera ce qu'il veut de ses journées, avec personne pour lui dire quoi faire ou quoi penser, en une rébellion assumée ; mais aujourd'hui, il a dû se contraindre en ronchonnant à ces injonctions de sa maman, cette déesse impitoyable contre laquelle il n'a ni l'envie ni la possibilité de lutter. À présent qu'il commence à apprivoiser son nouvel environnement à cent pour cent d'humidité, le petit garçon doit admettre que cela n'était pas une si mauvaise idée. Somme toute, se découvrir soudain les mêmes pouvoirs qu'une grenouille à gambader et ne pas être gêné par l'eau de tous les côtés est plus qu'une révélation, une jubilation ! Alors il est temps d'explorer ses nouvelles capacités.
Quittant le périmètre sécurisé de la terrasse après avoir, avec application, sauté dans toutes les flaques pour s'en approprier l'espace, le petit garçon s'aventure dans l'herbe afin de poursuivre son aventure. Les gargouillis qui s'échappent de sous ses pieds à chaque pas qu'il pose sur le sol trempé ne manquent pas de l'amuser, comme s'il explorait une nouvelle planète dont la surface sera un tapis humidifié, avec la souplesse du caoutchouc en particulier. La progression est ainsi un mélange de bonds et de traces circonspectes, fonction de ce qui lui passe par la tête, le petit garçon étant soudain attiré, soit par un reflet qu'il n'avait pas remarqué, soit par un bruit qu'il n'arrive pas à expliquer, d'un coup plongé dans un nouveau monde, autre que celui qu'il connaissait, le même, mais tout mouillé. Cela lui ouvre à une infinité de possibilités, en autant de jouets qu'il aurait été bien en peine d'inventer. Les envies ne cessent de se démultiplier, d'ainsi faire une douche improvisée d'une branche qu'il va secouer, de créer un tsunami pour fourmis par le creux d'une bâche qu'il va vider, de tracer de nouvelles tranchées dans le labyrinthe du potager pour, à la manière d'un castor civilisé, générer une retenue improvisée. Il en faut aucun doute que ses vêtements sont en train de se métamorphoser, le ciré se couvrant de feuilles collées, les bottes prenant une couleur tout autre du rouge qu'elles affichaient ; mais cette transformation de gare-robe ne monte même pas à l'attention du petit garçon, joyeux comme il est de pouvoir enfin patauger, patouiller sans personne pour l'en empêcher.
Il est cependant temps de passer aux grands chantiers. Empoignant le seau qu'il portait, le petit garçon entreprend de transvaser boue et brindilles pour les déposer sur le bord de la terrasse et les empiler. Après de nombreux va et-viens appliqués, le tas commence à prendre une certaine dimension à la hauteur des envies du petit garçon et de ce qu'il lui vient à l'esprit de concrétiser comme création. Et ce sera un toboggan pour avions à réaction, sorte de monticule à la croisée du volcan en fusion et de reliquats de digestion, même si pour ce qui concerne son esthétique, celle-ci ne devant en aucun cas préempter le côté pratique. D'ailleurs, après avoir bien lissé sa construction avec les mains, assis direct les fesses sur le terrain, le petit garçon ne cache pas sa satisfaction d'avoir ainsi fait naître cet édifice inédit, tout droit sorti de ses cogitations. À bien y réfléchir, il serait même sacrément fier d'avoir tout imaginé, en brassant eau et terre pour faire exister cet improbable aérodrome volcanisé. Il n'en demeure pas moins que cette soudaine inventivité lui donne envie de continuer à jouer à l'ingénieur expérimenté. Et le voici qui ramasse brindilles et débris, pour cette fois les empiler à la manière d'un castor improvisé, afin de créer ce summum de la civilisation telle qu'elle est : un barrage dans une flaque un peu plus étendue que celles d'à côté. Et qu'il entasse les morceaux, qu'il organise les flux de l'eau, qu'il s'ébaudisse de sa propre inspiration débridée. Le souvenir même qu'il a pu râler lorsqu'on l'a poussé sur le palier a disparu loin dans ses pensées. Il ne demeure à présent que la joie de tout ce qu'il a pu expérimenter, avec une première leçon qu'il n'a pas encore conscientisée, mais qui s'est bien inscrite dans ses souvenirs pour qu'il puisse la retrouver :
le bonheur se crée là où on l'a décidé.
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