Nouveau départ
- Laurent Hellot
- 20 avr.
- 7 min de lecture

Il n'y a pas grand-chose sur le lit : une trousse de toilette, un couteau et un appareil photo ; à croire qu'il ne s'agit pas d'un voyage, mais d'une promenade. L'homme a cependant beau retourner dans sa tête tout ce qui pourrait bien lui manquer, il ne sent pas le besoin de rajouter un quelconque objet. Un livre peut-être ? Mais lequel choisir dans sa collection diversifiée ? Et comme en plus, il ne sait pas combien de temps son voyage va durer, il lui paraît plus sage de ne rien sélectionner ; à la rigueur s'autorisera-t-il à acheter un ouvrage sur le trajet, s'il trouve un bouquin qui pourrait l'inspirer.
Fourrant dans un sac l'ensemble de ces objets, l'homme fait le tour de son appartement, pour une dernière vérification de ce qui pourrait avoir été oublié – l'eau, l'électricité sont coupées ; les plantes sont sur le balcon, arrosées ; les volets fermés. Il peut s'en aller en toute sérénité.
Empoignant ses clés, l'homme ouvre la porte, se retourne avec un ultime regard sur ce lieu qu'il va quitter, et ferme l'huis derrière lui, sans plus d'hésitation, résigné.
Une pie lance son cri moqueur, tandis que l'homme commence à s'éloigner, en un salut rieur à celui qui la laisse en vigie de ce lieu de vie qu'il est sur le point d'abandonner. À l'entendre, l'homme se dit que le volatile a raison de se gausse ; lui-même ne sait pas jusqu'où ce départ va l'emmener. Si sa décision de départ est réfléchie, qu'elle soit ou non libre ou forcée, le chemin qu'il prend lui est inconnu et ne manque pas de l'interroger. Ce n'est pas qu'il se sent malheureux en cet endroit depuis qu'il y a déménagé, plus décalé et isolé, autant d'états d'âme qui n'ont jamais eu l'heur de le déranger, mais cela devenait pesant à ressentir sans arrêt ; alors, il a fait ce choix qui n'était pas anticipé : repartir en exploration, une nouvelle fois, bien qu'il ait conscience de ne plus avoir la même énergie que ces dernières années. Ce genre d'aventure n'est pas inédit dans sa destinée, presque un thème récurrent s'il veut bien s'y pencher, mais il ne s'est jamais agi d'une fuite ou d'une instabilité, plus le résultat d'un ressenti d'ennui, d'enfermement ou de nécessité qui l'a conduit à tout remettre en question, à commencer par lui de la tête aux pieds. Aussi, face à une telle répétition a-t-il au moins appris une chose : à voyager léger.
Tandis qu'il avance à un bon rythme, l'homme reconnaît des personnes et des lieux qu'il a déjà croisés ; des couples plus ou moins assortis, une vieille chapelle au toit moussu et aux statues vert-de-gris, un chat noir qui s'enfuit aussi vite qu'il a surgi, autant d'échos d'anciennes vies. Les voir ainsi ne lui donne ni regret ni envie, plus une curiosité de ne pas comprendre pourquoi il ne s'est pas posé, lui. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, de s'être appliqué à être docile, présent, volontaire aussi, mais il faut croire que cette pérennité de couple, de maison, de désir et de construction n'était pas dans son programme cette fois-ci. À bien y réfléchir, lui n'y voit pas matière à se lamenter, plus une surprise en vérité, alors qu'il a toujours tout fait pour que ceci puisse lui arriver, mais les aléas des rencontres, des aventures, des mésaventures aussi lui ont rendu la vie dure, l’enjoignant de quitter sans délai ce parcours balisé qui l'assassinait. Dans son entourage, certains de ses amis ont réussi à construire ce modèle de vie, idéal, parfait : travail, famille, patrie, tout leur a été donné. Non pas qu'eux-mêmes n'aient pas eu à traverser quelques turbulences bien sûr, mais sans commune mesure avec celles que lui a expérimentées, de violences, de douleurs, de solitude mélangées. Qu'il soit toujours debout est une incompréhension qui ne cesse de le hanter, lui qui a tout eu, tout perdu, au prix de combats qu'il ne se savait pas capable d'endurer contre un seul et même ennemi contre qui il n'a jamais cessé de lutter : cette saloperie de destin qui lui a offert des cadeaux, pour à chaque fois les massacrer, et lui en même temps, presque par exprès.
Marcher fait du bien, comme une manière de se délester de tout de qui lui pèse, avec facilité dans le simple mouvement de balancier de son corps tout en entier. D'aussi loin qu'il puisse remonter, l'homme a toujours privilégié le mouvement, la curiosité, à la rumination qui n'engendre pas d'autre effet que de s'apitoyer. En dépit de tout ce qu'il a traversé, il ne se sent pas particulièrement plus persécuté que d'autres à qui la vie a joué des tours bien pire, dans une maléfique inventivité. L’incompréhension de tous ces aléas ne cesse cependant de le turlupiner. S'il peut en effet entendre la notion d'apprentissage comme corollaire de tout ce qu'il a traversé, il ne saisit pas en revanche pourquoi cela ne s'arrête jamais, cette nécessité de chute pour devoir remonter ; une fois, deux fois... mais sans arrêt ? Que peut-il bien ne pas avoir saisi au point qu'on lui renvoie dans les dents des épreuves de plus en plus torturées, au point de l'épuiser, au risque de le tuer ? Il n'a jamais reculé devant un obstacle, jamais refusé une introspection en vérité, mais la litanie des événements qui se sont enchaînés l'ont amené à questionner le sens de sa propre liberté. Par exemple, devant ce carrefour où il vient d'arriver, il a l'option de décider : gauche ou droite, démonstration de son autonomie d'être sans entrave et prêt à avancer – et s'il ne saura jamais ce qu'offrait l'autre direction une fois qu'il l'aura délaissée, il sait qu'il finira tôt ou tard par se confronter à une difficulté qu'il n'avait pas anticipée, malgré son expérience, malgré sa prudence, malgré son inventivité, et cette absence de répit le conduit à chaque fois à se demander s'il n'est pas face à un combat, non pas seulement avec lui-même, mais aussi contre l'Univers entier.
Et il ne voit pas comment il pourrait gagner.
Le murmure du vent dans les arbres qui bordent les fossés invite l'homme à écouter leur message de sagesse et de sérénité, eux qui ont été posés à un endroit sans plus pouvoir en bouger, alors que lui a au moins cette capacité de voyager. Durant toutes ces années, en proie au désespoir, au doute, à l'adversité, il a certes été chercher les conseils, les enseignements, les éclairages de guides, de gourous, d'illuminés, mais pour à chaque fois être renvoyé à lui et à ses propres capacités inexplorées, qu'il s'est aussitôt employé à révéler ; mais plus il s'ouvrait à plus large que la pensée, plus le monde lui renvoyait son intransigeance et sa dureté, comme si cette nouvelle sensibilité ne lui apportait que plus de questions que des réponses qui auraient pu le rasséréner, le reposant à son point de départ, en être éperdu de vérité.
Si sa progression paraît légère, elle n'est pas due au simple sac qu'il porte, car le véritable poids que l'homme supporte est la somme des souvenirs qui l'emportent, de joies, de regrets, d'échecs, de succès. Son esprit est de loin son compagnon le plus redoutable, mélange d'ange et de diable, capable de créer à partir de rien, comme d'annihiler tout ce à quoi il tient ; et si l'homme en est conscient, il n'a toujours pas réussi à s'extirper de cet esclavage aberrant, où la connaissance se transforme en souffrance, où la réflexion devient une perdition, où la pensée biaise tout ce qui passe à sa portée. S'absorber dans le rythme de ses pas, sentir l'air qui frôle ses bras, écouter les bruits de ce qu'il ne voit pas, autant d'efforts que l'homme s'impose pour qu'il ne réfléchisse pas et décide de détruire tout ce qui l'empêche de trouver sa voie. Il a beau savoir que cette violence ne lui rendra pas son innocence, il lui est parfois difficile de renoncer à cette puissance, celle d'annihiler ce qui se met en travers de ses rêves éveillés.
Marcher est la seule solution qu'il a trouvée, pour se ressourcer, pour ne pas se sentir enfermé, pour se croire encore libre de ses actes et de ses idées, pour s'imaginer encore une fois le maître de sa destinée...
sauf que cette fois, l'homme a décidé de prendre tout ce qui lui a jusqu'ici été refusé.
Au fur et à mesure qu'il progresse sans s'arrêter, l'homme sait qu'il ne reviendra plus jamais en arrière, dans cet enfer qu'il a traversé. Quel que soit les principes auxquels il doit renoncer, d'amour ou de fraternité, il s'accaparera tout ce que les jours passés lui ont refusé – et ce sera justice, pour lui et pour tout ce qu'il a fait : aider l'autre au point de s'oublier, partager tout ce qu'il sait sans être remercié, donner tout ce qu'il est sans être considéré. Ceci n'est pas un sentiment de vengeance, l'homme a appris à s'en méfier, mais bien le renoncement à une quelconque chance à laquelle se rattacher, de celle qui fait continuer à s'accrocher en espérant être enfin gratifié, de celle que l'on vend pour faire croire à un paradis qui n'arrivera jamais, de celle à laquelle chacun se raccroche pour croire qu'un jouer, il sera récompensé. Ce qu'il attend depuis si longtemps, l'homme va aller le chercher ; ce qu'il mérite après toutes ces années, l'homme va se l'octroyer ; ce qui lui a été arraché sans ménagement, l'homme va le reprendre dans l'instant.
Et rien, ni homme ni divinité, ne pourra plus l'arrêter.
À l'aube de ce nouveau soleil qui vient de se lever, l'homme sait que ce voyage n'est pas un de ceux qu'il a déjà effectués. Empli de ses convictions, de ses expériences et de ses sensations, il trace un chemin qui montre une direction, à lui et à tous ceux qu'il va croiser. Son pas est ferme et régulier. Son corps porte les stigmates et les cicatrices de toutes les batailles qu'il a gagnées. Son esprit est empli d'espoirs et de volonté, avec un seul message pour l'humanité :
« Je ne m'arrêterai pas tant que mes rêves ne seront pas devenus réalité »
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