Radical
De stupeur et de sidération, il est resté sans bouger, effondré sur le sol qui semble se dérober. Ce qu'il vient de vivre n'est rien de ce qu'il avait anticipé ni même redouté, en un choc dont les ondes sont encore en train de se diffuser. Le plus étonnant est qu'il n'a pas reçu de coup, ne s'est pas blessé, n'est pas tombé dans un piège dressé ; rien de tout cela n'est arrivé, mais l'impact n'en est que démultiplié, et lui, encore en train de l'encaisser.
S'asseyant finalement, il décide de considérer les options qui lui restent à présent. Il n'est pas vaincu, ne s'est pas égaré, n'a pas fait des choix déplacés, mais le chemin qu'il a commencé à emprunter vient soudain de changer, ce qui ne manque pas de le surprendre, tant il avait espéré que, cette fois, les choses seraient peut-être emprunte de fluidité, voire de légèreté ; et le voilà pourtant, le voilà encore une fois abandonné.
Faisant le point sur ses provisions, sa situation, il se rend compte que les choses n'ont pas fondamentalement changé. Somme toute, il reste seul ainsi qu'il l'a toujours été, avec juste de quoi continuer d'avancer, autonome dans ses décisions et dans ses idées, maître de sa volonté. Il aurait cependant tant aimé qu'enfin quelqu'un vienne l'aider, sans qu'il ait à supplier, sans qu'il sente le poids de la gêne affleurer, sans qu'il comprenne avec violence qu'il dérange de si nombreuses petites vies rangées.
Se remettant debout, il prend son sac, écoute son corps se rebeller et se remet à marcher. La Terre sous ses pas le porte et l'invite à continuer d'avancer, sans plus se soucier de tous ces autres qui se sont évaporés. En dépit de son élan, il ne peut s'empêcher de tourner la tête et de contempler ce lieu de rendez-vous où personne n'est venu le retrouver, comme un endroit qui marquera la nouvelle vie qu'il va s'inventer.
Le paysage qui défile sur les côtés lui rappelle que le monde ne s'est pas arrêté de tourner, que la vie ne s'est pas désintégrée, que lui est toujours là, vibrant et libéré par les décisions qu'il a posées. Il n'en demeure pas moins heurté par ce qui vient de lui arriver, cette confiance qu'il avait montrée, cet espoir que peut-être, son voyage serait simplifié, cette croyance que d'autres comme lui avaient cette capacité de générosité ; et il s'est pris de plein fouet le mur de la réalité, avec une question posée : que va-t-il faire à présent de cette vérité ? Au fur et à mesure de sa progression, il reparcourt l'histoire qui l'a conduite dans cette situation, non pas pour se faire souffrir, mais bien pour en tirer une révélation.
Dès de début de son aventure, il a d'ailleurs eu à se confronter à des déflagrations, comme celle générée par le binôme qu'il avait constitué et qui s'est désintégré à peine les premiers kilomètres avalés. Lui qui pensait cheminer en bonne compagnie, il s'est retrouvé sans plus de présence à ses côtés ni d'abri pour se réchauffer, dépouillé de toute joie et de toute sécurité, alors qu'il avait au contraire besoin de cet écho au plaisir d'exister. En dépit de la souffrance et du doute, il n'a pas interrompu sa route, s'efforçant de continuer avec l'énergie qui lui restait, relique fragile qui le maintenait sur le fil. Malgré cette déflagration, il a construit une nouvelle façon d'être au monde et aux relations, découvrant ceux prêts à l'accompagner, fidèles ou évaporés. Cette remise à plat de tout ce qui l'entourait a été l'occasion éprouvante de se réinventer et de privilégier ce qui le nourrit et l'aide à explorer, au lieu de se complaire dans la victimisation et la charité. Dans ce fragile équilibre, dans ce nouvel élan esquissé, il a pu se reconstruire et trouver matière à se réinventer, au point même de se sentir enfin bien entouré, digne d'être considéré, et presque joyeux d'exister ; jusqu'à ce matin, jusqu'à cette journée.
Descendant vers la vallée, il réalise soudain qu'il a dépassé le col qu'il affrontait, et qu'une pente douce le guide vers un hameau qu'il n'avait pas soupçonné. Face à ce constat, il prend le temps d'une pause pour le savourer, et s'employer à abandonner la totalité du ressentiment qu'il sait encore porter. Au regard de ce qui vient de le frapper, il serait d'ailleurs grand temps de se permettre une bienveillance apaisée, au lieu de se flageller. Il lui faut cependant d'abord admettre qu'il a été maltraité, et ne plus chercher d'excuses à ceux qui l'ont relégué au dernier rang de leurs priorités ; alors, il prend une grande respiration et se replonge dans ce qu'il lui reste à surmonter.
Ce matin, il avait proposé à ce qu'on le rejoigne à l'endroit où il se tenait, tous ces amis qui le côtoyaient, ou du moins ceux auxquels il avait demandé secours, pour finir ce bout de voyage, long, compliqué et solitaire qu'il s'est vu traverser. De son point de vue, son invitation n'était pas déplacée, n'ayant jusque-là jamais quémandé de l'aide ou quoi que ce soit, de crainte de les perturber ou de les déranger, dans l'espoir timide que les épreuves qu'il a traversées ne fassent tomber ces liens auxquels il tenait, ou fuir ces témoins des expériences auxquelles il a dû se frotter. Et le résultat n'a pas du tout ressemblé à ce qu'il avait imaginé...
Alors qu'il patientait sereinement, attendant que se rassemblent de ses proches qu'il se faisait une joie de retrouver, il n'a d'abord vu personne arriver, une heure, puis deux, et même toute une journée, au point qu'il s'est demandé s'il avait bien exprimé son besoin, son envie, et le fait d'être presque au bout de son énergie, avec l'urgence de se préserver s'il entendait continuer sans se blesser, et même mieux, de se sentir enfin entouré et épaulé. Au bout de plusieurs jours de patience, il a dû se rendre à l'évidence : personne ne viendra l'assister ; de toutes ces amis qu'il considérait, chacun a choisi de privilégier ses propres intérêts, sourds et aveugles à l'idée même de remettre en question l'environnement au sein duquel ils se lovaient – et lui, toujours seul, avec cette incroyable révélation qu'il n'avait pas anticipée, pourtant évidente avec le temps écoulé : l'aide que l'on offre n'est qu'à l'aune des épreuves que l'on a traversées, qu'il s'agisse de parents, de proches ou d'inconnus rencontrés.
Il n'a pas appelé, il n'a pas crié, il n'a pas relancé. Sous le choc de l'insignifiance de ces relations sur lesquelles il comptait, sous la déception d'avoir cru que ces autres pouvaient comprendre ce qu'il traversait, sous l'humiliation d'être considéré ainsi qu'une variable que l'on peut éjecter de sa réalité, il a rayé de sa vie l'espoir qu'il portait de grandir, d'évoluer, de changer à leurs côtés. Malgré la douleur de devoir ainsi effacer des années de partage et d'échange qu'il pensait signifiant, édifiant, aimant, il a acté combien le chemin qu'il avait parcouru depuis les avait visiblement éloignés, et d'eux, et de leurs vies, au point qu'il n'a pas compris combien il représentait maintenant à leurs yeux une gêne, un ennui, dont les aléas dérangeaient leurs jours et leurs nuits. Ces liens qu'il pensait solides, pérennes et jolis n'étaient que bouts de ficelle qui étaient rangés au fond d'un cagibi, une fois qu'on les avait sortis pour leur rendez-vous annuel requis.
Des rayons de soleil baignent à présent le paysage environnant, tandis qu'il poursuit son cheminement. Au rythme de ses pas, plus il met de distance entre lui et cet événement-là, plus il prend conscience de tout ce qu'il laisse derrière lui, grâce à cela : du temps perdu à nourrir un monstre froid, de l'énergie donnée à soigner d'autres que soi, de l'amour diffusé sans plus de joie. Les regrets font place à la liberté ; la tristesse à la sérénité ; la rancœur à la légèreté. Il n'est plus question de revenir en arrière, de recoller les morceaux éparpillés ; ce passé est rangé au niveau des souvenirs à considérer, sans plus d'émotion qui le tiraillerait. Et tandis qu'il poursuit sa balade en toute singularité, il réalise qu'il s'approche d'un littoral aux plages dorées, qu'une foule se presse pour l'accueillir et le célébrer, qu'il entre enfin dans l'existence dont il rêvait.
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