Sans fin
Devant la lueur qui perce de derrière les volets, la femme ne sait plus si elle a envie de se lever. Du fond de son lit où la chaleur l'entoure de tous les côtés, elle ne se sent pas l'énergie d'affronter le froid qui s'est installé dans cette chambre où elle s'est réfugiée. Sous les couvertures et dans les draps douillets, elle n'a que l'envie de se recroqueviller, ne plus avoir à bouger, ne pas avoir à décider, ne plus se demander si elle a encore envie de lutter pour reprendre sa place au sein de cette société où elle n'est plus qu'un satellite excentré. Dans les brumes de son réveil, elle n'ose plus se souvenir comme ce fait est arrivé, elle qui avait jusqu'à présent tout pour briller.
Se retournant sur son oreiller, la femme accepte de se laisser perdre dans ses pensées, bribes de mémoires, de réflexions et de regrets, où elle peut se contempler à loisir dans le prisme du miroir déformé du jugement qu'elle va poser. Se complaire dans la nostalgie n'est pourtant pas l'attitude qu'elle choisit d'habitude d'embrasser, mais en cette journée, la énième d'une litanie qui ne semble plus devoir cesser, elle n'en peut plus de croire qu'elle va enfin réussir à tout révolutionner après ces années à se motiver et à lutter pour transformer sa vie en l'avenir auquel elle rêvait. Se questionner, se battre, explorer, se réinventer, elle l'a accompli tant de fois qu'elle a arrêté de le compter, et aujourd'hui, elle en a marre de ne plus y arriver, ou de persister à croire que l'apothéose est sur le point d'arriver. À quoi bon faire ce pas de plus s’il ne constitue que le premier mouvement pour de nouveau trébucher, se vautrer, et devoir se relever, blessée et humiliée ?
À s'entendre ainsi raisonner, la femme n'est pas triste, plus étonnée de ne plus ressentir cet élan qui lui offrait auparavant de se relancer, de se motiver, de repartir à l'assaut du monde entier. Une lassitude inédite l'étouffe et la contraint de ne plus bouger, non par défaitisme ou faiblesse, mais parce que la femme sait d'avance ce que cela va donner : de l'espoir rêvé, et puis l'échec annoncé. Quel que soi le regard que l'on porte sur son attitude en cette matinée, il ne saurait lui être reproché de ne pas vouloir se prendre une nouvelle porte dans le nez, après toutes celles qui se sont refermées. Alors l'hibernation est sûrement la solution la plus sensée, pour quiconque serait dans sa position de solitude et d’isolement patenté. Non pas qu'elle ne supporte plus le fait de ne pas être accompagné, au contraire, l'absence de compagnon rendant les choix et les décisions d'une agréable facilité, sans à avoir à entrer dans une épuisante discussion pour se justifier ; ainsi, en ce réveil, elle peut décider qu'elle en a plus qu'assez, sans avoir qui que ce soit pour la juger et le lui reprocher.
Sans qu'elle l'anticipe alors, lui revient tout ce en quoi elle croyait et qui s'est effondré, dissous dans les sables de la réalité, espoirs évanouis, idées éventées, rencontres sans intérêt, amalgames d'échecs et de ratés qui l'écrasent sous le poids de son incapacité. Quel que soit le biais par lequel elle s'essaie de le regarder les faits, elle n'en perçoit que les blessures sournoises et les coups qui lui ont été portés, en dépit de sa bonne volonté. Le plus étonnant dans sa perception est qu'elle n'a pas le sentiment d'avoir choisi une quelconque abdication dans tous ses actes, toutes ses tentatives, tous les chemins qu'elle a essayés d'emprunter, en autant de bouées lancées dans le monde pour être attrapées et la tirer vers cette île qu'elle ne cesse de chercher, cet endroit où elle pourra enfin se poser sans plus avoir à lutter, non pas un paradis isolé, mais un havre de paix. Son expérience et ses explorations ne font plus d'elle une petite fille sans raison ; elle ne se leurre pas sur ses envies et ses ambitions, ne fantasme pas en un objectif qui serait de l'ordre du déni, de l'impossibilité pour ne pas avoir à reconnaître que la réussite ne lui est pas permise et qu'elle ferait mieux de se limiter à ce qu'elle peut et à ce qu'elle est.
Les heures ne cessent cependant pas leur défilé, et demeurer ainsi prostrée n'en arrêtera pas la réalité. Un sentiment de honte se met à émerger, comme si elle se trouvait prise en faute d'une action que l'on n'aurait jamais imaginé qu'elle puisse réaliser. Il est vrai que c'est la première fois qu'elle abandonne toute dignité, elle qui mettait un point d'honneur à ne rien lâcher, toujours garder la tête levée ; et voilà qu'en ce jour, elle refuse de quitter son oreiller, en une régression qu'elle ne s'était jamais autorisée, mais sans le soulagement de se dire que c'est mérité. Dans sa posture larvée, elle ne trouve pas de solution ni de motivation pour se relâcher, l'esprit empli d'interrogations qui n'offrent aucune réponse de l'ordre de l'expansion. Tout ce qu'elle se propose a déjà été accompli, testé, validé, en une complète circonvolution, et pourtant, cela la conduit ainsi à se réfugier sous son édredon, adulte responsable, mature, mais à bout d'expression. D'un œil vers la fenêtre, la femme se rend compte qu'elle n'a même pas ouvert ses volets et n'a aucune idée du temps qu'il fait, information qui la laisse cependant indifférente, dans la brume de doutes fragmentés au sein de laquelle elle est en train de se disperser. Elle accepte de se dissoudre dans un temps qui, pour elle, n'a plus aucun intérêt.
Un coup de sonnette vient soudain tirer la femme de son apathie, la faisant sursauter et bondir du lit, prenant conscience du même coup de sa tenue, plus proche du zombie que d'une fée jolie. D'un geste, elle passe les mains dans ses cheveux et les coiffe comme elle peut ; d'un autre, elle enfile tee-shirt et salopette pour ressembler à un être humain de cette planète, et ainsi rafistolée, elle se rend à la porte comme si elle avait toujours été prête. Prenant une grande respiration, elle se décide alors à ouvrir à ce visiteur qui n'a pas été annoncé, et dont elle ne connaît pas les intentions.
Une tignasse de cheveux blonds, un sourire en grimace au milieu d'un visage tout rond ; le petit garçon qui la dévisage est des plus mignons, du genre que l'on affiche dans les vitrines des défilés de mode et des collections. Face à cet adulte chiffonnée, il ne paraît ni inquiet ni impressionné, prononçant, sans même saluer, la phrase qu'il a préparée : « Il y a mon ballon sur votre balcon. Vous pourriez me le donner ? »
Surprise autant que rassérénée par cette requête normée, la femme acquiesce et lui propose d'entrer, pour ensuite partir à la recherche de l'objet souhaité, qu'elle retrouve sans difficulté. Et alors qu'elle allait lui proposer de prendre congé, le petit garçon se lance, après un instant d'hésitation : « Madame, vous accepteriez de venir jouer avec moi dans la cour ? Je sais bien que vous êtes très occupée, mais je n'arrête pas de m'ennuyer... »
Sans même entendre la fin de ces doléances, la femme se met à sourire, comme si elle sortait d'une transe, renouant avec ses envies et ses énergies. Sans prendre la peine de répliquer, la voilà qui pique un sprint dans la cage d'escalier, ballon aux pieds, laissant le gamin sidéré. Et tandis que ce dernier lui emboîte le pas, enthousiasmé, la femme comprend enfin que ce n'est pas le sens de sa vie qui lui manquait, mais la simple et pure joie d'exister.
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