Se lancer
Devant le paysage qui se déploie, tel un labyrinthe illimité, il est soudain une hésitation à continuer de progresser, comme si persévérer dans cette direction conduirait à une mort assurée. Le temps particulier, mélange de bruine et de soleil mêlé, le silence anormal en ce milieu de journée, tout concourt à un sentiment d’étrangeté, à la manière d’un film dont on serait le héros improvisé. Les perceptions que l’on a de cette réalité semblent d’ailleurs biaisées, presque avec un filtre qui aurait été imposé, écran de fumée devant un spectacle parfait. Il devient compliqué de démêler le faux du vrai, dans cette sorte de rébus que l’on n’a pas sollicité, lassé que l’on soit de devoir tout et toujours interpréter, les réactions de chacun des autres voyageurs croisés, de lieux inhabités, des futurs envisagés. Avancer ne devient plus qu’une répétition de ce qui a déjà été arpenté, avec des surprises qui ne sont plus que des déceptions, des rencontres qui ne sont que des diversions, des espoirs qui ne trouvent pas de solutions.
Le monde n’a plus que la saveur d’une illusion.
Les décisions que l’on a à prendre ne nous appartiennent plus, dans cette improbable quête d’un but. Il n’est plus d’avis qui paraissent pertinents, à présent que l’on a le sentiment d’avoir plus de cent ans, sage canonique fatigué de tout ce cirque, blasé de ce à quoi il pourrait se confronter et qui n’aurait pas déjà été expérimenté. Il s’invente parfois un ou deux décalages qui donne à ce chemin l’impression d’une nouvelle page, mais une fois l’histoire parcourue, il n’en ressort qu’une impression de déjà vu, perturbante et décevante révélation dont on ne veut plus, blasé de ne plus avoir la nouveauté qui donne envie d’en savoir plus, la saveur inusitée qui parfumera cette nourriture d'un goût inattendu, la musique jamais jouée dont on ne se lassera plus, la lumière argentée qui éclairera ce que l’on n’avait jamais perçu ; mais tout cela n’est de l’ordre que du vœu pieu en cet instant, où l’heure, l’environnement et le lieu n’ont plus aucune importance maintenant, désorienté que l’on est par cette évidence que l’on est fatigué, de cette perpétuelle course à exister, cette justification permanente à la légitimité de se lever.
Chaque jour n’est que la répétition des milliers qui l’ont précédé.
À contempler tous ces autres qui ne s’interrogent pas, qui poursuivent leurs petites affaires comme si la bonne marche de l’Univers dépendait de cela, qui ne conçoivent cette existence sur Terre qu’ainsi qu’un petit tour et puis s’en va, toute cette énergie dépensée sans aucune intention réelle, sans consciente volonté d’exister, tout ce capharnaüm organisé, ce bazar confit d’inégalités, ce tableau que l’on paraît le seul à embrasser nous fait pencher dans des abîmes de perplexité, à la limite de tomber, saisis de vertiges que l’on n’essaye même plus d’expliciter. Toute cette frénésie ne nous donne pas plus de raison de rester ainsi, à se mirer dans des alter ego qui s’agitent jour et nuit, sans même se demander la cause de ces efforts pour suer sang et eau, sans interruption, avant même que le soleil soit haut, parce qu’il faut bien s’occuper, définir un petit pré carré, s’adjoindre une étiquette que l’on ne pourra plus enlever, ne pas relever la tête en dépit du mur qui ne cesse de se rapprocher. Mais, même cette attitude de spectateur désabusé ne propose pas plus de légitimité à se tenir de la sorte, s’il s’agit de finir en juge d’un réel dont on s’est extirpé, qui ne nous fait plus vibrer, qui ne constitue plus qu’un film sans cesse rembobiné.
Notre vie se transforme en spectacle dans lequel nous restons détachés.
Il devient inconfortable, insupportable de mimer cet être que plus rien ne peut affecter, presque désincarné, dont l’expérience, la connaissance ne suffisent pas à être considéré d’un quelconque attrait, rebelle dont le combat ne sera jamais exposé, intellectuel dont les idées ne seront jamais diffusées, référentiel dont la justesse ne sera jamais admirée, une sorte de spectre dont la présence est patente, et pourtant ignorée, pour lui-même d’abord, mais pour tous ceux qu’il va croiser. Se mouvoir ainsi dans un univers au sein duquel on sait plus où aller, voyageur immémorial, mais égaré, mémoire incommensurable dont les souvenirs sont voilés revient à se bannir du droit d’exister, en une sorte de punition pour avoir choisi de s’émanciper, de sortir du rang, de s’exposer, et soudain se rendre compte que l’on ne peut plus reculer, une fois ce palier traversé. Le constat n’en est que plus désespéré, de comprendre parfaitement ce qu’il en est, mais de ne pas pouvoir s’en extirper, sans d’ailleurs peut-être le souhaiter, sorte d’observateur que plus rien ne peut ébranler, à part la solitude qui s’est invitée, compagne docile et attristée de n’avoir que du silence à proposer, que des bras glacés pour embrasser, que du froid pour réchauffer.
Être incarné n’a plus la saveur et les couleurs qui l’animaient.
Face à ce constat d’une complète brutalité, il ne peut être accepté de ne pas lutter, quelles que soient les circonstances qui ont conduit à ce fait. La perplexité, l’indifférence ou la passivité ne sauraient perdurer, moteurs grippés d’un véhicule qui n’a pas encore tout exploré, quoi qu’il puisse en penser. En dépit de cette certitude que plus rien ne peut régénérer les envies, les idées et les énergies au point où l’on est arrivé, il est besoin d’un nouvel élan que l’on ne réussit plus à donner, qu’il vienne de l’écoute ou de l’adversité.
Alors ce sont ces autres qui vont bousculer, venir confronter ce pilier figé.
Alors ce sera le monde entier qui va se bouger, s’agiter pour le bousculer.
Alors ce sera l’amour qu’il a oublié qui va s’inviter sans se présenter.
Chacun a la place qu’il choisit d’occuper, et quand celle-ci ne fait plus sens et ne conduit qu’à douter, il est venu le temps de se réinventer, dans un retour vers ce que l’on pense connaître, mais que l’on avait qu’effleuré, en un souffle léger qui n’a fait qu’agiter les graines de la félicité, sans leur laisser le temps de germer.
Ce qui était habitude n’est que la nouveauté qui s’ignorait.
Ce qui était lassitude n’est que la brume qui va se lever.
Ce qui était amertume n’est que l’écume qui va refluer.
Nous sommes nés pour expérimenter, que ce soit l’ennui ou la fatalité, mais qui ne sont que les conséquences du choix que nous avons fait de nous lancer dans cette folie qu’est la naissance d’une identité. Autorisons-nous des errances, des erreurs, des pauses, des gageurs, tant que nous persévérons dans un chemin qui n’est pas tracé.
Les regrets ne sont pas ce que nous sommes venus chercher en plongeant dans le chaudron bouillonnant de la natalité. Accueillons la douceur, la méfiance, la peur, la confiance, tant que nous sentons que cela nourrit notre curiosité et notre soif de comprendre, de partager.
Il n’est personne en ce monde qui n’a plus rien à apprendre, quoi qu’il puisse en penser.
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