Sur le chemin
La poussière qui se soulève au gré du vent donne au tracé qui s'étend juste devant un air d'enfant turbulent qui ne cesserait de vagabonder de tous les côtés, tout en continuant d'avancer dans une direction donnée, en dépit de ses incartades inconsidérées. Les zigzags que ces nuages de particules envolées ne cessent de faire divaguer dans les nuées dessinent un paysage en pointillés, dont il est bien difficile de définir les contours avec régularité ; est-ce un lac au loin qui brille, ou bien un simple reflet métallisé ? Est-ce une montagne qui domine, ou alors un nuage avec une forme en particulier ? Est-ce un village qui se niche dans la vallée, ou un simple élan du décor sur lequel une ombre vient de passer ? À s'épuiser d'essayer de deviner, on en oublie le trajet que l'on est en train d'effectuer.
Le soleil, puis la pluie qui se succèdent sans arrêt à un rythme effréné ne permettent pas non plus de se rassurer avec un temps qui offrirait de se reposer, tantôt à transpirer en s'efforçant de ne pas s’essouffler, tantôt à s'abriter au risque d'être foudroyé. La variation permanente de ces conditions climatiques n'est pas en soi le sujet, mais bien le fait que leur alternance systématique et prolifique ne paraît jamais devoir se poser. Il devient compliqué alors d'essayer de s'organiser, de planifier, d'anticiper, tour à tour brûlé ou trempé, avec à devoir en suivant tâcher de récupérer. Ce n'est pas faute de s'être organisé, mais la telle intensité de ces événements particuliers dépasse tout ce que l'on aurait pu anticiper, à croire que la vie teste ce que l'on est en capacité de supporter.
Ne pas voir où l'on va n'est plus vraiment le sujet, plus une surprise de réaliser combien cela ne fait que se renforcer, cette sensation de s'égarer tout en étant guidé. Rien de ce que l'on avait planifié ne prend la direction que l'on avait imaginée, mais ce qui se propose est plus que ce que l'on aurait planifié. Ce décalage systématique entre les ambitions et la réalité entraîne parfois une diversion plus large que ce que l'on souhaiterait, grand écart entre nos espoirs et nos regrets. De contempler le parcours déjà effectué reste source à la fois de surprise et de fierté, avec le miracle de ne pas s'être fourvoyé, en dépit de tous les détours qui se sont proposés.
Rien de tout ce qui nous entoure n'a cependant plus d'importance que ce qui nous tient debout, en totalité, avec la conscience de la puissance de ce corps, qui nous porte et nous offre d'avancer, en dépit de la fatigue, des doutes, de toutes ces cogitations que notre tête s'ingénue à distiller pour nous égarer de ce qui importe en réalité : tant que l'on avancera, l'apprentissage ne cessera jamais ; alors, autant continuer à expérimenter, au lieu de chercher à tout comprendre et tout expliquer, quand la révélation viendra de tout ce que nous avons accompli, et non de ce que nous avons pensé. Encore faut-il pour cela contempler ce chemin, non comme une contrée à conquérir, mais bien un territoire à découvrir, ce qui ne pourra survenir que si nous acceptons de ne plus nous laisser envahir par nos peurs et nos questions, au lieu de se concentrer sur toutes les possibilités et les solutions qui vont survenir, à partir du moment où nous accepterons de leur permettre de jaillir.
Pour ne plus continuer de morigéner, il est temps de se mettre à marcher, sans se demander si le rythme est le bon, si le temps le permet, si l'ambition est saine et posée, si l'on est légitime de se présenter au monde tel que l'on est. Lâcher cette obsession de tout contrôler, tout planifier ; accepter de se faire surprendre par ce que l'on n'aurait pas anticipé, s'autoriser de s'étendre au lieu d'accélérer ; s'offrir de ne pas comprendre et ne pas s'en offusquer, pour au contraire juste saisir cet instant étonnant où l'on redevient un enfant étonné ; le voyage que l'on entreprend n'est pas difficile à appréhender, pour peu que l'on réussisse à entendre que l'on est prêt pour l'expérimenter, justement parce qu'il est impossible de tout anticiper, et que l'on a en nous la capacité d'improviser, d'apprendre et de partager.
Sentir sous nos pas les irrégularités, les cailloux, les trous, tout ce qui constitue le sol sur lequel nous nous tenons, libres et émancipés, est la plus simple et la plus difficile des choses sur laquelle se concentrer, au lieu de se perdre dans les observations et les réflexions auxquelles notre esprit a besoin de se rattacher. Revenir à cette pression, ce déséquilibre qui crée la marche nous conduisant vers cet horizon qui ne cesse de nous appeler, voilà le but que nous avons oublié, pour nous appuyer sur les bases de ce qui nous fait exister ; notre incarnation dans ce présent illimité. Nous sommes si habitués à ne plus penser que dans un avenir qui ne se concrétisera jamais, aussitôt dissipé dans les brumes du passé où il va s'oublier, que nous nous en omettons de revenir à ce qui a toujours été : notre respiration, nos pulsations, nous, en totalité. Ce chemin n'est pas tant vecteur d'explorations que de retour vers nos sensations.
Ainsi ralentis par cet arrêt de nos projections, nous pouvons enfin savourer chaque cadeau que nous fait notre corps depuis notre conception : cette énergie et cette connexion à toute vie, à commencer par notre propre incarnation. Retrouver le plaisir de progresser sans plus se juger et se dire que l'on va trop vite ou pas assez ; redécouvrir la joie de se laisser porter, au lieu de se stresser et de se presser ; ressentir les émotions, les impressions, sans plus craindre qu'elles viennent nous blesser, mais au contraire nous montrer, nous accompagner ; ce trajet que nous accomplissons se met au diapason de notre évolution, et nous n'avons plus à courir après, dans une sorte de stupéfaction que les envies et les événements puissent soudain se présenter à nous dans un accueil évident, sans que nous n'ayons plus à combattre en serrant les dents, parce que nous avons enfin compris que ce voyage n'a aucun but dans ce temps, mais qu'il consiste à redécouvrir qui nous sommes vraiment.
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