Voyage
Dernière mise à jour : 5 mars 2023
Sur le quai de la gare, la femme regarde les arrivées et les départs. Dans le chaos ambiant, elle entend les grincements des trains, les cris des enfants, les annonces des jingles permanents. Tout ce brouhaha ne la touche pourtant pas, comme si elle se tenait dans une bulle qui la protégeait, tandis qu'elle prend le temps de réfléchir aux choix qu'elle va poser. Dans sa main, elle tient un bagage léger, et sur son dos, un sac qui semble avoir sacrément bourlingué, mais elle ne paraît pas avoir décidé jusqu'où ils vont l'accompagner. La litanie des villes de destinations annoncées s'affiche et ne cesse d'évoluer, dans une succession permanente de possibles et d'idées. Pour le moment, la femme n'a pas encore décidé ; elle doit d'ailleurs être une des rares personnes présentes dans ce hall démesuré à ne pas avoir choisi où il allait, bien que ce fait n'ait pas l'heur le moins du monde de l'inquiéter.
Un nouveau nom apparaît sur le tableau qui se renouvelle sans arrêt, et à sa vue, la femme se met cette fois à bouger. Dans sa mémoire, elle ne trouve aucune référence à cet endroit, ce qui conforte d'autant plus le fait qu'il s'agit bien de cette voie. La perspective de se retrouver dans un lieu inconnu constitue plus une libération qu'un stress de l'imprévu. Quelle que soit la destination qu'elle privilégie, elle ne sera jamais pire que ce qu'elle fuit.
Saisissant son sac, la femme se dirige vers le guichet pour réserver un billet, puis, ceci fait, rejoint la voiture qui y est mentionnée, de ce vaisseau métallique au sein duquel elle pourra enfin se lover. De tous les périples qu'elle a effectués, elle garde ce rythme et cette habitude de faire confiance et de se laisser aller, une fois la décision posée. Si elle en fait l'inventaire, elle a dû tester presque tous les modes de transports sur cette Terre, hors ballon dirigeable et fusée ; et à la réflexion, elle préfère pourtant le simple fait d'avancer à pieds, autorisant ce temps long, cette transformation, ce relâchement qui permet la transition. Si trains, avions ou taxis ont le mérite de conduire aussitôt où l'on a acté son paradis, de son point de vue, ils offrent une transition trop brutale pour permettre de savourer le sel de la vie : les rencontres, leur magie, l'impression de prendre part à un mouvement infini, et pas seulement de courir après chaque hôtel où tout est compris. Même si en ce jour, elle monte dans ce train, il ne s'agit pas d'un renoncement à faire de multiples détours, mais bien de prendre un nouveau chemin, bien qu'elle ne s'attendait pas à ce que cela survienne ce matin.
Se frayant un passage entre les sièges, la femme repère le sien, range ses sacs, ravie que tout s'allège, et va s'asseoir à la place qui lui est impartie, le regard déjà perdu au travers de la vitre, à se fondre dans le flot des autres voyageurs qui défilent sans interruption, pétris de la joie de bouger, ou de la peur de rater le départ annoncé. Le tumulte des corps et des couleurs donne à cette observation une drôle de teneur, celle de se tenir au milieu d'un courant dont plus personne ne maîtrise le mouvement. Pour la femme, c'en est assez reposant, lui permanentant de savourer le fait de ne plus se trouver dans les remous de cette course effrénée. S'il demeure malgré tout le va-et-vient de ses voisins de trajet, cela ne constitue qu'un modeste refrain, une musique qui lui va bien. Là où elle se tient, elle peut enfin s'autoriser à se relâcher après son départ précipité, comme mue par une impulsion contre laquelle elle n'a pas pu lutter. À se remémorer ces événements, la femme affiche un sourire triste un instant.
Une annonce dans les haut-parleurs indique que le train partira à l'heure, priant chacun de s'installer avant que les portes ne viennent à se fermer. À contempler ces couples, ces familles, ces personnes âgées, la femme sent une certaine nostalgie monter, de celle de ces rêves qui se sont envolés. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais il est clair qu'après ce qu'elle vient de traverser, la seule chose qui compte pour elle aujourd'hui est sa liberté, et pas un homme n'est prêt à la lui partager. Dans un inventaire fugace, la femme se remémore tous ceux qu'elle a croisés, de gentils, d'insignifiants, de brillants, de retors, de partagés qui lui ont renvoyé ses défauts et ses qualités, mais surtout permis de s'approprier son identité. Cette succession d'expériences l'a laissée nourrie de souvenirs et de regrets, mais plus encore, lui a donné la chance de définir ce qu'elle voulait ; et ce dernier qu'elle vient de quitter n'a eu pour rôle que de le lui rappeler : l'exigence d'un bonheur qui commence par prendre soin de qui elle est.
Une légère secousse signale que le train vient de quitter le quai et s'apprête à prendre sa vitesse de croisière pour rejoindre la destination qui lui a été assignée. Pour la femme, se sera une découverte qu'elle n'avait pas anticipée, une de celle qu'elle espère lui offrira la chance de se retrouver. Le lieu n'est pas une importance en tant que telle, même si elle est sensible aux paysages où la nature est belle ; la femme attend plus des imprévus, des inconnus, la matière pour se conforter sur le fait qu'elle ne s'est pas trompée, qu'elle peut se permettre de se relâcher et de prendre racine, pour se déployer. Il est temps qu'elle cesse son errance, non subie, plus le fruit des hasards de la vie, mais qui commence à ne plus faire grand sens, quand il s'agit de se reconnecter à son essence et ne pas tomber dans l'excès de déplacements qui finissent par ne plus constituer qu'une fuite en avant.
Les paysages défilent en un long ruban pastel de terre et de ciel, indistincts territoires qui ne resteront pas en mémoire à la vitesse à laquelle file ce train, pressé de relier tous ces points, mailles d'un réseau où les projets ne font que passer. Dans son siège, la femme s'interroge sur ce qui l'attend, écoute ses désirs vibrants, calme ses peurs du moment ; elle n'a plus vraiment de réalité, lévitant sur ces rails qui continuent de la porter, perdue dans ses propres pensées. Définir son existence en cet instant reviendrait à plonger dans des abysses mouvants. Il lui faut pourtant bien se rassembler, afin de ne pas finir éparpillée, à la merci de ce qui s'en va venir la confronter ; mais pour le moment, elle n'est plus qu'un numéro sur un billet : anonyme et bercée par les soubresauts de ce train à qui elle a confié sa destinée.
Une voix dans l'Intercom signale que la destination annoncée est sur le point d'être atteinte, priant chacun et chacune de se préparer. Attrapant ses sacs, la femme se lève et rejoint le sas, désireuse d'être la première à en émerger, ce qui est effectivement le cas, une fois le train arrêté. D'un mouvement résolu, la femme sort aussitôt de la gare et s'arrête, attentive à ce qui croise son regard : une lumière blanche, des arbres dans des massifs épars, des immeubles aux façades bigarrées ; le nouveau décor au sein duquel elle va s'installer. C'est pourtant le cri d'une mouette qui lui fait lever la tête, animal incongru à ce coin de rue, mais dont la vision lui arrache enfin le sourire qu'elle cachait sous ses réflexions ; et tandis qu'elle salue l'oiseau providentiel, la femme sait maintenant qu'elle est revenue chez elle.
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