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En liberté

En liberté - Laurent Hellot

« Cela ne peut pas être que cette fenêtre de deux jours de rang, après ce travail éreintant. Cela ne peut pas être que ces quelques heures comptées, après ces trop longues journées. Cela ne peut pas être ma vie, à calculer ce temps qui s'étire à l'infini, jusqu'à ce minuscule paradis de fin de semaine étriquée ».

Dans le tramway qui le ramène à son domicile, la femme contemple la vue qui s'offre à elle au travers des vitres fermées et se demande avec le plus grand sérieux si elle ne va pas toutes les faire exploser. En ce vendredi soir, elle n'a plus ni la patience ni l'envie de prétendre qu'elle aime son existence telle qu'elle est en train de la mener,


mais elle ne voit pas comment se sortir de ce piège au sein duquel elle a plongé sans hésiter, sous la nécessité d’émancipation et d'argent à gagner.


Telle qu'elle analyse sa situation actuelle, entre les chaos des stations qu'elle laisse passer sans les envisager, elle se considère comme foutue, sans plus de solution pour se sortir de ce guêpier : travailler pour manger et se loger, avec à peine quelques plaisirs à côté pour ne pas virer tarée.


Et elle ne peut s'empêcher de ressasser le film de son existence, à rechercher avec acharnement où elle aurait bien pu se fourvoyer : son enfance à prendre pour modèle une mère au foyer ; ses études où elle comprend soudain la nécessité d'apprendre pour se donner les moyens de sa vie rêvée ; les jobs où elle enchaîne les heures qui ne seront jamais assez,


pour se retrouver dans ce tramway, effarée.


Quand elle descend enfin à son arrêt, il lui est besoin de quelques minutes pour résister à la tentation de filer vers l'aéroport et s'envoler sans se retourner. Qu'elle ait un homme dans sa vie ou pas, cela ne pourra rien y changer : c'est sur elle, et sur elle seule qu'elle doit pouvoir compter.

En direction de son appartement, elle ne réussit pas à cesser de ressasser, ses choix, ses opportunités, les décisions qui l'ont conduite à cette journée. Plus elle creuse, plus elle se questionne, plus elle s'en veut de ne pas réussir à trouver la solution à ce qui est pourtant simple : son bonheur, en totalité. À plusieurs occurrences, elle manque même de s'emplafonner des passants qui peinent à éviter la rage de son pas forcené, obsédée au-delà du raisonnable par cette vérité qui menace d'un coup de la submerger : elle traverse sa vie telle une autre personne, en ombre de ce qu'elle est.


Porte refermée, clé tournée, fringues virées, la voilà sur son canapé, les yeux rivés sur le ciel dont elle n'arrive pas à se détacher, comme si soudain, elle pouvait gagner la puissance de s'envoler. Qu'elle mette de la musique, qu'elle se serve un verre, qu'elle pianote sur son téléphone, rien, rien de rien n'arrête la petite voix dans sa tête qui lui hurle :


« Cela ne peut pas durer ! »


Quoi qu'elle exhume, quoi qu'elle analyse, elle ne comprend pas comment elle en est arrivée à cette journée où elle prend conscience qu'elle déteste cette vie qu'elle traversait jusqu'à hier sans se questionner. Par quel miracle a-t-elle à se leurrer, avec les quelques miettes de joie qu'elle s'octroyait : des amies, certes ; des sorties, des soirées en fête ; des voyages pour découvrir cette petite planète ?


Et après ? Qu'a-t-elle créé, qu'a-t-elle produit, qui ne soit pas la répétition de tout ce qui a déjà existé ? Mais surtout : en quoi cela devrait-il soudain l'obséder ? Pourquoi se devrait-elle de vivre une vie unique, singulière, particulière qui la distinguerait de tous ceux qui ont déjà précédés ?


Un silence se fait.


Cette évidence posée, la femme commence peu à peu à se calmer. Reconsidérant la situation, elle revient à une plus simple réalité : elle va bien, elle peut s'assumer, elle est libre de mettre en œuvre ses propres décisions sans quiconque pour la contrecarrer – alors quelle est l'ampleur du drame qui jusqu'à l'instant l'agitait ?

Saisissant un stylo, un carnet, elle prend un temps pour considérer la manière de tirer les conséquences de l'état de panique qu'elle vient de traverser. De son point de vue, il n'est pas besoin de gourou ni de thérapie pour dépasser ce passage à vide inopiné. La solution n'est pas inaccessible ni compliquée : ouvrir les possibles, et mettre en œuvre les moyens de les faire exister. Sans plus hésiter, elle note la succession de ses priorités, actuelles, réalisables et idéalisées. À la relecture elle sourit en relevant que homme et enfant ne sont pas listés. Au moins, elle a compris qu'il n'appartient qu'à elle de choisir le chemin qu'elle va emprunter, libre à l'existence de lui offrir ensuite des surprises qu'elle n'aurait pas imaginées. Les mots qu'elle retient sur papier sont en revanche simples et suffisent à la rasséréner :


apprendre, découvrir et partager.


Elle rit d'un coup, et respire enfin, soulagée. Contemplant une nouvelle fois le ciel, elle se fait une promesse, celle de ne plus jamais se laisser emporter par un quotidien où elle se serait le centre de ce qu'elle a accepté.


Mais la soirée est déjà bien entamée : sa révolution attendra demain pour s'enclencher. Pour le moment, elle va s'autoriser de se remercier. Attrapant manteau et clé, elle décide de ressortir pour voir si la vie a bien compris qu'il est temps de la surprendre et de l'accompagner. Cette nuit est celle de toutes les opportunités et qui sait, peut-être d'une nouvelle voie à créer ? Et si son pas est aussi rapide que lorsqu'elle rentrait, la femme sait que tout a déjà commencé à changer.


 
 
 

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