Évasion
- Laurent Hellot

- 13 juil.
- 5 min de lecture

Face à la porte d’entrée de son bureau, le petit employé se demande s’il n’a pas subi un coup de chaud ; ce qui devrait être un panneau massif avec son nom accroché ressemble à présent à une grille avec un jeu de clés rouillées. S’y reprenant à deux fois, le petit employé se frotte les yeux pour s’assurer qu’il n’est pas en train de rêver ; mais la vision est toujours là avec, au travers de ces barreaux métallisés, l’image d’une cellule aux murs suintants d’humidité.
Décidant de s’octroyer une pause plus que méritée, vitale au vu de ce qui est en train de lui arriver, le petit employé se rend à la machine à café, longeant les couloirs interminables, tel qu’il l’a toujours fait ces dernières années ; sauf qu’à cette occasion, il lui semble à présent entendre des suppliques et des gémissements s’échappant de chacun des bureaux devant lesquels il s’en vient à passer. Ces manifestations n’ont pas de sens pourtant. Ce matin, quand il a badgé par réflexe, comme il l’a toujours fait, rien de cette atmosphère carcérale ne s’était invité, juste le blues banal d’un travail sans intérêt, stressant et sous-payé ; mais depuis quelques instants, tout semble avoir changé, l’ambiance, le décor, et peut-être même aussi les gens, qui sait ?
Atteignant presque en courant ce qui constituait son havre de paix jusqu’à présent, le petit employé sort son portefeuille et s’apprête à souffler, pour se gorger de ce breuvage qui donne l’illusion d’un réconfort parfait ; mais à peine a-t-il esquissé ce geste qu’il s’immobilise dans un silence interloqué : à la place de la machine, un chevalet avec des cordes détachées ; au lieu des fauteuils, des piloris dressés ; à la place des plantes vertes plastifiées, des rangées d’outils tranchants et aiguisés. Et ce n’est qu’au moment où il reprend son souffle exténué que le petit employé réalise qu’il a fui en courant le plus vite que ses jambes l’autorisaient.
Examinant où il s’est réfugié, le petit employé reconnaît le bureau du comité social au sein duquel il allait si souvent s’offrir son paradis à prix négociés ; mais là encore, il doit se retenir de hurler : autour de lui, des cages suspendues et des squelettes démantibulés ; l’endroit n’est plus que le vestige de drames passés et de prisonniers oubliés dans les limbes des rêves qu’ils ne réaliseront jamais.
La terrasse au dernier étage ! À cet endroit, le petit employé est convaincu qu’il sera en sécurité. Montant les marches d’escalier quatre à quatre en s’efforçant de ne surtout pas regarder autre chose que ses pieds, il sent la panique le gagner devant cet univers de cauchemar qui vient soudain de se révéler. Mais par quel sortilège son monde est-il ainsi devenu un enfer sans qu’il en soit informé ? Et plus les questions ricochent dans son esprit, moins il comprend ce qui se joue aujourd’hui. Est-il encore endormi au fond de son lit ? Un dieu malveillant l’a-t-il puni ? Une malédiction a-t-elle surgi du fond de sa nuit ? Cette journée ne devrait pas se dérouler ainsi, pas avec lui en fugitif au beau milieu de cachots en série. Et rien ne vient expliquer pourquoi maintenant, pourquoi ici, et surtout, pourquoi lui !?
Éjectant presque la porte qu’il trouve devant lui, le petit employé sent un courant d’air l’environner et, à cette perception, il s’apprête à se relâcher, enfin certain qu’ici, rien ne peut plus lui arriver. Somme toute, cette terrasse n’est fréquentée que par quelques fumeurs et, avec un peu de chance, il s’en trouvera un pour le réconforter ; n’est-ce d’ailleurs pas la silhouette de l’un qui se tient devant lui, appuyée avec nonchalance contre le mur devant lui ?
Cette fois, le petit employé ne retient pas son cri, son hurlement de terreur en vérité, face à celui qu’il reconnaît comme son collègue avec qui il déjeune le midi ; le visage émacié, le regard vidé, le corps tel celui d’un zombie ; on dirait même qu’il aurait raclé les chambranles de la porte que le petit employé vient de pousser, dans un désespoir de s’enfuir de l’enfer où il est enchaîné, tant ses ongles sont ravagés et gris de la peinture arrachée.
Reculant avec effroi, le petit employé ne sait plus quoi faire ni où aller, avec la panique qu’il sent monter de ne jamais réussir à s’enfuir de ce lieu pourtant jusque là si familier ; son travail habituel, sa routine millimétrée, son salaire nécessaire, porte de sortie vers ses paradis autorisés : quelques vacances par-ci par là, un crédit afin d’avoir un toit, et surtout les tickets-repas ; tout ce qui lui convenait, tout était parfait, lui permettant de s’ajuster à la société sans pour autant prendre une autre place que celle qui lui était assignée.
Prenant sa tête entre ses mains, le petit employé se met à sangloter, de ces visions d’épouvantes qui l’envahissent de tous côtés, de cette situation qui transforme en horreur tout ce qu’il connaissait, de cette désespérance qu’il sent monter.
« Tu veux jouer avec moi ? »
Cette voix, cette voix sortie de nulle part – à ses mots, le petit employé sèche ses larmes et contemple alors, sidéré, le marmot qui les a prononcés : une salopette bleu délavé, un t-shirt blanc cassé et surtout, un planisphère en train de tourner,
celui que lui avait offert son père pour son anniversaire, ses sept ans bien tassés, en une promesse d’aller visiter les premiers pays sur lesquels leurs doigts se poseraient : l’Australie d’abord, puis la Nouvelle-Guinée,
autant de vœux qui ne s’étaient jamais réalisés, un décès brutal et une existence à considérer ayant anéanti ces rêves partagés.
Un grand calme envahit soudain le petit employé. Il ne s’étonne même pas que le garçonnet lui sourie alors et disparaisse dans la foulée. Se levant d’un bond, il regarde à nouveau autour de lui : son collègue est là assis, il l’entend lui demander si tout va bien aussi. Ce dernier ne ressemble plus à un martyr, ses doigts sont juste un peu jaunis de tabac ranci. Il ne prend pas la peine de lui répondre, il n’est plus temps de prétendre qu’il serait son ami.
Sur le chemin du retour vers son bureau, il n’entend d’ailleurs plus de cris de détresse, mais le bruit de fond d’un petit peuple asservi. La machine à café ? Bourdonnante de conversations des ragots chargés de distraire de l’ennui de vies gâchées. Son poste de travail ? Morne et rangé, parfait asservissement accepté. Le petit employé ne s’y arrête cependant pas, pas plus qu’il ne signale aux ressources humaines qu’il ne reviendra jamais lorsqu’il franchit le sas d’entrée sans se retourner.
Sur le trottoir, il écarte les bras comme pour enlever tous ces poids qui l’asservissaient ; et pour la première fois depuis qu’il a été embauché, il se sent heureux de vivre, en totalité.








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