La bougie
- Laurent Hellot

- 26 oct.
- 4 min de lecture

Elle brûle devant lui, d'une lumière incertaine et pourtant qui l'éblouit. Il faut dire que l'ensemble de la pièce est plongée dans le noir, à partir cette flamme d'un autre temps, qui a toujours représenté chaleur et protection contre les éléments. Dans la soirée actuelle, il n'y a pourtant pas à lutter contre le froid ou l'adversité, dans ce salon où la pénombre s'est installée ; simplement à célébrer un jour particulier : celui où il est né.
S'abordant dans les reflets de la bougie et de son incandescence, l'homme passe en revue sa situation présente et passé, son âge et son enfance dissipée. De ce bref inventaire, il n'a pas le sentiment d'avoir abdiqué, ses rêves, ses envies, ses choix, ses idées, et cependant, il se retrouve seul en ces heures en particulier – que lui est-il donc arrivé ?
Prenant un recul en s'adossant au dossier de la chaise sur lequel il est affalé, l'homme s'amuse de ce décompte d'années, lui qui est resté coincé à une période où il avait encore des illusions et un avenir en majesté. Quoi que lui indique le calendrier, il ne réussit pas à franchir ce pas où il serait bien l'image que lui renvoie le miroir chaque matinée. Ses joies et sa curiosité sont encore celles d'un gamin qui pourrait tout oser et réinventer ; mais son corps lui montre sans cesse qu'il n'a pas été ménagé, non pas dans une maltraitance systématisée, plus une ignorance de ses capacités, de ses besoins et de ses nécessités qui aujourd'hui laissent transparaître une fatigue qu'il ne réussit plus à équilibrer ; ce serait alors peut-être le seul marqueur que le temps a bien passé, en une litanie d'expériences violentes ou enjouées qu'aujourd'hui lui rappelle le calendrier : un an de plus a passé.
Devant lui, les restes d'un repas attestent qu'il n'a pas oublié de se sustenter, non pas dans une orgie de mets pour célébrer cette nouvelle année en particulier, plus le rappel d'une nécessité de ne pas se laisser aller ; peut-être juste un verre empli de bulles dorées marque la différence avec son quotidien dans sa banalité, mais à part cette boisson alcoolisée, rien de plus, rien de moins ne vient distinguer ce souper de ceux qui ont précédés.
Autour de l'homme, le silence s'est installé, en un cocon protecteur de toute sensation qui pourrait remonter. La musique est une solution par trop facile et délicate, au risque que les émotions ne s'en viennent le submerger. L'homme a beau ne pas faire le fanfaron, il sent bien que la nostalgie tourne autour de lui comme un félin moribond qui aurait besoin de planter ses dents dans des souvenirs plus profonds pour s'en gorger et laisser déborder les regrets de toutes ces déceptions, ces renonciations, ces punitions, d'avoir cru, d'avoir vu, d'avoir su combien il ne lui serait plus possible de faire naître toute la beauté qu'il avait imaginée.
Se replongeant dans la flamme de la bougie, l'homme remarque la stabilité dans la lumière qu'elle ne cesse de rayonner ; point de tremblement ni de soubresaut, mais une fluidité dans la consumation de cette mèche qui ne paraît pas se modifier, en dépit de l'évidente démonstration qu'elle est bien la source de cet éclat particulier. Dans un petit sourire, le premier qu'il veut bien s'autoriser, l'homme se félicite en se disant que sa solitude est ainsi avérée ; plus aucun fantôme du passé ne vient l'importuner, ce qui n'est pas une mince affaire pour lui qui n'a cessé de se coltiner les charges et les devoirs d'une famille aux tares exacerbées. Cette révélation n'est pas un cadeau en soi, plus la confirmation qu'il ne s'est pas trompé dans ses décisions, du moins sur ce plan en particulier... Pour le reste, c'est une autre dimension.
D'un geste réflexe, l'homme saisit son téléphone, en une réassurance de sa connexion et une vérification d'éventuels messages dans sa direction. Non pas qu'il en attende de particuliers, mais il adorerait être surpris par ceux auxquels il n'aurait pas pensé. De ses amis proches, plus les années passent, moins il réussit à les garder dans sa proximité, en une étrange malédiction où, dès lors qu'il leur demande de l'aide ou de l'attention, ils deviennent soudain injoignables ou très occupés., avec pour résultant une désertification de ses relations qu'il n'avait pas anticipées, lui qui est fidèle dans ses engagements et les pactes scellés. En ce soir bien sûr, il n'est personne qu'il n'aurait anticipé, ce que l'écran vide vient lui confirmer. Cela n'entraîne chez lui ni colère ni frustration, plus une déception que ces hommes et ces femmes à qui il s'était confié ne soient pas à la hauteur des attentes qu'il avait projetées. Il ne leur en veut pas du tout, même s'il demeure surpris de la faiblesse de ceux sur qui il comptait, lui qui a toujours répondu présent dès qu'ils le sollicitaient.
Et la bougie continue de se brûler. À cette heure, l'homme acte qu'il était déjà né, nourrisson vagissant accueilli dans une indifférente société, car, même de ce côté-là aussi, il n'est plus qu'un désert à contempler, tant les membres de sa famille se sont dispersés et regroupés par affinités, sans que lui y trouve une place en particulier. Plus il contemple son chemin, moins il comprend ainsi pourquoi lui se retrouve ce soir seul, avec pour unique compagnie la certitude d'un lendemain tout aussi solitaire, matin après matin. Cela ne le dérange pas outre mesure, plus le questionne sur cette incongrue destinée où, dans une foule de contemporains, il ne pourra jamais se lier, marcheur errant qui ne pourra rien capitaliser en socialisation ni affinité, sorte d'extraterrestre qui n'aurait pas les codes pour se lier.
Se levant de sa chaise, l'homme sourit de nouveau. Qu'il en soit ainsi, puisqu'il n'y peut rien changer en dépit de ses efforts acharnés ; qu'il lâche sans peur ni regret ceux qui n'arrive pas à suivre son rythme particulier. Il sait au fond de lui qu'il vivra encore de nombreuses années, et que cette bougie n'est que l'une des dizaines qu'il aura encore à allumer. À charge pour lui de garder au fond de son cœur cette lumière allumée et cette vérité :
il est digne du flambeau qui lui a été confié.








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